« Il y a trois méthodes traditionnellement françaises pour ruiner une affaire qui marche: les femmes, le jeu, les technocrates. Les femmes c’est le plus marrant, le jeu c’est le plus rapide, le technocrate c’est le plus sûr ! ». Moins éclectique que Michel Audiard, le défenseur des droits, Jacques Toubon, est surtout préoccupé par le discours de la 3ème méthode. « L’administration est de plus en plus un labyrinthe ». Dans son récent rapport 2016,[1] il dénonce les effets pervers de la numérisation. « Les difficultés d’accès aux droits résultent tout d’abord d’un manque d’information sur les démarches à entreprendre, mais aussi sur les failles des dispositifs d’accompagnement pour mettre en œuvre ces droits ». À la recherche de la martingale de la ‘simplification libératrice’, la Délégation sénatoriale aux entreprises[2], a planché pendant deux ans sur les moyens de conjurer une malédiction hexagonale qui plombe les entreprises et mine les citoyens: l’inflation normative et la bureaucratie. Il s’agit de favoriser l’attractivité, la croissance et l’emploi. Sur l’air de ‘La Reine des Neiges’ (« Libérée, délivrée…»), le rapport d’information « relatif aux moyens d’alléger le fardeau administratif des entreprises pour améliorer leur compétitivité » a le mérite de remettre quelques pendules à l’heure. À quand le dégel?
Le Knock de simplification
Grande ambition du quinquennat Hollande, le ‘flop de simplification’ annoncé en mars 2013, n’a été ni un choc, ni une simplification[3]. Un projet de loi rosicrucien « visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs« , a accouché d’une souris verte et rouge de rage, la mal nommée ‘loi travail’. La Comédie française de la réforme, à l’affiche sans discontinuer depuis 60 ans (pour ne pas dire 6 siècles[4]) sur toutes les grandes scènes parisiennes subventionnées, le Conseil Économique Social et Environnemental, le Conseil d’État[5], le Palais Bourbon, le Sénat, n’amuse plus personne ; empilement ubuesque de textes, tsunami de papiers et contraintes, pas d’intermittence, pas d’entracte, beaucoup de Tartuffes et des millions de sociétaires. « Sans doute les hommes de l’ancienne France connaissaient-ils un grand nombre de lois ; mais ils n’étaient pas perdus dans ces textes comme un écureuil dans sa cage, qui court, affolé, en croyant au progrès parce que le sol bouge sous ses pieds » (Roger Nimier).
L’heure est à l’efficiency et à la transparence. L’actualité est morose, le climat malsain et le fond de l’air effraie. On connait la musique. Fayolle ou Courteline, nos classiques sont indémodables. « Là-dessus il repartit, il mit son cœur à nu, ouvrit l’écluse au flot amer de ses rancunes. Il flétrit l’improbité, ‘ l’improbité, parfaitement, je maintiens le mot !’ Des employés amateurs sacrifiant à leur coupable fainéantise la dignité de leurs fonctions, jusqu’à laisser choir dans la déconsidération publique et dans le mépris sarcastique de la foule l’antique prestige des administrations de l’État ! »[6]. Quel choc en stock ? « Penser le changement ou changer de pansement ?». Avec ou sans ‘Macron économie’, ‘Futur désirable’, ‘Avenir en commun’, ou ‘France au français’, the show will go on…
Un constat accablant: 115ème sur 138 !
En 2010, l’OCDE estimait à 3 % du PIB, soit 60 milliards d’euros, les charges administratives supportées par les entreprises[7]. Aux jeux olympiques de la réglementation, la France figure au 115ème rang sur 138 pays ! [8] Les têtes de chapitres du nouveau rapport de la Délégation sénatoriale aux entreprises éclairent sur le pourquoi de ce triste classement :
Chapitre 1 « Simplifier pour les entreprises: une priorité affichée en haut lieu pour des résultats finalement minimes (I) La simplification pour les entreprises: une nécessité reconnue depuis le début des années 2000.
A. Un emballement du droit qui a un prix en termes de compétitivité et d’emploi.
B. Des initiatives déjà nombreuses pour simplifier, sans effet notoire
(II) Une priorité affichée par le gouvernement et portée par une démarche innovante, mais manquant de suivi. A. Une nouvelle méthode: la simplification ‘coproduite’ avec les entreprises B. Une incarnation politique: un secrétaire d’état à la simplification auprès du premier ministre C. Un élan rapidement contrarié et dilué.
(III) Des résultats pourtant minimes pour les entreprises A. Une démarche de simplification dynamique mais pointilliste, privilégiant l’affichage B. Un gain financier très incertain pour les entreprises ».
Chapitre 2 « La simplification pour les entreprises: un processus méthodique à l’étranger, un mirage politique en France (I) La simplification impulsée par les grandes capitales européennes: un processus, des résultats
(II) Malgré des atouts, la simplification à la française en voie d’épuisement et toujours à la traîne ». En français dans le texte, L’Administration est une société anonyme à irresponsabilité illimitée» (Jean Amadou).
Comment sortir de l’ornière ? Les propositions du rapport
Le chapitre 3 du rapport, « Alléger le fardeau administratif de nos entreprises implique de changer de méthode », propose plusieurs pistes pour sortir de l’ornière (1) « Penser la simplification pour les entreprises comme un processus qualité au bénéfice de la compétitivité (2) Alléger le stock normatif en le réexaminant à la lumière des expériences passées et européennes (3) Rapprocher la culture politico-administrative des besoins des entreprises (4) Mieux légiférer, seul moyen de maîtriser le flux qui noie les entreprises». Les propositions des rapporteurs pour quitter cet absurdistan ne sont pas aussi convaincantes que leur tragique constat.
Des vœux pieux et beaucoup de déjà entendu « Orienter l’administration vers le service aux entreprises, en donnant la priorité à la simplification pour les entreprises et en gérant en interne sa propre complexité (proposition n°10); Privilégier la confiance a priori, libérer les projets des entreprises après en avoir fixé le cadre, et concentrer les moyens de l’administration sur le contrôle a posteriori pour sanctionner efficacement le non-respect éventuel des obligations fixées (proposition n°13);Transformer la mission et la composition du Conseil de la simplification pour les entreprises pour le rendre indépendant de l’exécutif et lui confier le soin de rendre des avis sur la qualité des études d’impact » (proposition n°21). «L’idéalisme tend vers le bureaucrate, le bureaucrate vers l’idéalisme » (Emmanuel Berl).
Du côté de la légistique et du juridique, un chantier immense « Mettre à plat la complexité de l’environnement administratif des entreprises et réévaluer la nécessité des règles et procédures en cause pour parvenir à des simplifications substantielles (proposition n°8) ; Sécuriser l’environnement juridique des entreprises, notamment en facilitant l’unification de la jurisprudence et en encadrant les délais et les incertitudes du contrôle fiscal (proposition n°11) ; Promouvoir une régulation intelligente, qui prescrit les objectifs plutôt que les moyens et qui fixe des interdits au lieu de prévoir des procédures d’autorisations » (proposition n°12). La France est une bureaucratie qui n’est tempérée par aucune instabilité gouvernementale (n’en déplaise à Giraudoux).
Une piste intéressante, les obligations d’évaluation et études d’impacts « Établir et suivre un plan de réformes globales par mandat et s’interdire de modifier toute disposition juridique applicable aux entreprises plus d’une fois par législature (proposition n°5); Enrichir le contenu des études d’impact préalables aux lois et règlements et y soumettre les projets d’ordonnances et les propositions de loi inscrites à l’ordre du jour » (proposition n°20). «L’ordre abstrait ne saisit rien et ne range rien que ses propres symboles. C’est ainsi que l’administration conduit ses folies raisonnables » (Alain).
« Un gros hanneton tombé au fond d’une cuvette »… Florilège
Rationnel et absurde « Bureaucratie. Le moyen le plus rationnel que l’on connaisse pour exercer un contrôle impératif sur des êtres humains » (Max Weber). « La seule chose qui nous sauve de la bureaucratie c’est l’inefficacité. Une bureaucratie efficace est l’une des pires menace à la liberté » (Eugene McCarthy). « Nous n’avons point d’État. Nous avons des administrations. Ce que nous appelons la raison d’État, c’est la raison des bureaux. On nous dit qu’elle est auguste. En fait, elle permet à l’administration de cacher ses fautes et de les aggraver » (Anatole France).
Inquiétant « Étalée partout, la bureaucratie doit être la classe invisible pour la conscience, de sorte que c’est toute la vie sociale qui devient démente » (Guy Debord). « Les chaînes de l’humanité torturée sont faites en papier de ministère » (Kafka). « La bureaucratie, avec les développements excessifs qu’elle a reçus dans quelques pays étrangers, n’a pas seulement pour résultat de blesser les intérêts ; elle se montre plus funeste encore en abaissant les âmes et les intelligences. En soumettant les citoyens à des fonctionnaires irresponsables, elle propage sans cesse deux sentiments qui dégradent également le caractère d’une nation, le désir des révolutions et la résignation momentanée devant l’oppression et l’injustice. Elle fait descendre à la condition de solliciteurs obséquieux les classes supérieures de la société qui, dans toute bonne constitution, ont pour mission spéciale de cultiver les vertus dérivant de l’indépendance individuelle» (Frédéric Le Play).
Comique « Il brochait ces âneries d’une main convaincue, s’interrompant de temps en temps pour brandir à travers l’espace des bâtons enflammés de cire rouge, abattre au hasard du papier des coups de timbre sec formidables, qui sonnaient comme, au creux d’une caisse, les coups de marteau d’un emballeur. Il regrimpait à son échelle, en redescendait aussitôt, s’en retournait ensuite aux archives pour, de là, rappliquer chez le bibliothécaire, une vieille bête que tuaient de chagrin, à petit feu, ses façons de charcuter le Dalloz, le recueil des avis du Conseil d’État et la collection de l’Officiel. Il bouleversait la Direction de son importance imbécile (…) Son inlassable activité était celle d’un gros hanneton tombé au fond d’une cuvette. Mystérieux, solennel, profond, il détenait des secrets d’État, et il n’avait pas son semblable pour demander aux gens: ‘Comment vous portez-vous’ ? de la même voix dont il leur eût jeté à l’oreille: ‘Vous ne voudriez pas acheter un joli jeu de cartes transparentes’ ? (Courteline, ‘Messieurs les ronds de cuir’).
« Certaines vérités ne se voient bien qu’au crépuscule » [9]
« La folie, c’est de faire encore et toujours la même chose et d’attendre des résultats différents » (Albert Einstein). Malheureusement, avec ou sans redistribution Descartes, le bon sens est la chose la moins bien partagée en France. La roue de Deming,[10] le grand soir ou les petits matins de la réforme ne sont pas pour demain. Pour bien des raisons, et d’abord parce qu’il ne faut pas attendre des bureaucrates qui sont aux commandes, qu’ils se fassent harakiri. “Turkeys won’t vote for Christmas”. Chez les anglo-saxons, des sociologues et psychologues ont analysé certains ressorts et constantes de la bureaucratie; loi de Parkinson, principes de Peter, de Dilbert, loi de Max Gammon etc. Les intellectuels français éclairés ne s’abaissent pas à de telles frivolités.
Pour sortir du coma l’inénarrable ‘modèle français’ (sick !), ils débattent doctement dans le ciel étoilé des idées désirables, désireuses, désirantes… et recyclent des fumisteries transgéniques et abraxadabrantesques : ‘Le Nous inclusif et solidaire’, ‘L’en commun’, ‘Faire France’, ‘Les accommodements raisonnables’, ‘L’élitisme pour tous’. Cette glossolalie fausse est invariablement servie à la sauce citoyenne, diversité participative et durable… « Au siècle du mensonge, parfois, la vérité relève la tête et éclate de rire » (Jean François Revel).
Angela y croit,[11] « Wir schaffen das » (Nous y arriverons)… Tu quo ‘Coué’ mea filia ! Maya l’abeille, Oui-Oui, Colargol et Casimir ont quitté le pays des soviets pour ‘L’île aux enfants’ et relookent Max Weber, « Il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire ‘indéterminé’ […], revendique avec succès ‘pour le compte d’autrui’ le monopole de la ‘non-violence’ physique légitime ». Les fantasmes délirants des marchands de ‘convivialisme’ frelaté, qui liquident le latin, le français, l’histoire, et voudraient métamorphoser l’État en ONG bienveillante, se paieront au prix fort. « Les plus dangereux de nos calculs ce sont nos illusions » (Bernanos).
Simone Weil est clairvoyante sur l’importance de la culture, de sa transmission et de l’enracinement: « L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé ».[12]
En attendant le sosie de l’abbé Pierre, les hologrammes de Saint-Just, la main invisible guidant la communauté réduite aux aguets, le triple pontage coronarien de Marianne, et avant l’embarquement sur le Massilia, mettons les pieds dans le plat; le légicentrisme, le cancer normatif, la règle, n’ont pas pour fonction première de protéger les faibles ou les possédants; ils protègent et profitent d’abord aux régulateurs et aux bureaucrates. Faux espoirs, vrais dégoûts. Pendant ce temps, les méchants populistes et la petite bête immonde, qui montent, qui montent… Donald Trump n’a pas le monopole du déni et du mensonge permanents.
Pourquoi notre pays est incapable de se réformer ? Question maudite et difficile qui renvoie aux ‘Fantômes de l’État en France (2015). ‘L’empire de la vérité (introduction aux espaces dogmatiques industriel)’ (1983), ‘Les enfants du texte (Étude sur la fonction parentale des États)’ (1992), ‘ De la société comme texte’ (2001)[13], voilà de saines lectures pour comprendre le dessous des cartes, les montages institutionnels, la soupe primitive de la ‘bureaucratie patriote’. Les trois films documentaires de Pierre Legendre[14] viennent de ressortir dans un superbe coffret comprenant également un livret des scénarios et dix communications sur son cinéma.
«Les espaces infinis, les sciences à profusion, la surabondance industrielle, mais aussi l’effroi de vivre, l’individu périssable, et les dieux, mortels eux aussi ; Inlassable et solitaire, l’humanité jamais ne se renie. Elle vit, elle meurt sans compter. Mais il ne suffit pas de produire la chair humaine pour qu’elle vive, il faut à l’homme une raison de vivre» (incipit de La fabrique de l’homme occidental).
« En somme, qu’est-ce que la vérité ?… C’est ce qui est entre les mots… et qu’on éprouve dans la joie » (Albert Cohen).
(3 mars 2017)
[1] http://www.defenseurdesdroits.fr/fr/publications/rapports/rapports-annuels-d’activite/rapport-annuel-d’activite-2016
[2] Présidée par Élisabeth Lamure, la Délégation est composée de 42 sénateurs appartenant à différents groupes politiques du Sénat. Dans le cadre de leurs travaux les membres de la Délégation ont rencontré 300 chefs d’entreprises et auditionné de multiples acteurs, sachants et organisations, en France comme à l’étranger (Allemagne et Suède). http://www.senat.fr/notice-rapport/2016/r16-433-notice.html
[3] Citons au débotté et sans exhaustivité, avant le ‘little bang’ de mars 2013, 4 lois de simplification entre 2007 et 2012, la mise en place de la Révision Générale des Politiques Publiques, le Comité Interministériel pour la Modernisation de l’Action Publique, le ‘Comité impact entreprises’, le ‘Commissariat général à la stratégie et à la prospective’ etc. Les délices de l’hétérotélie…Proust notait que la constance d’une habitude est d’ordinaire en rapport avec son absurdité. (La Prisonnière).
[4] Kafka observait que « Chaque révolution s’évapore en laissant seulement derrière elle le dépôt d’une nouvelle bureaucratie ». La révolution de 1789 et l’Empire n’échappent pas à la règle; d’une certaine façon, ils la fondent.
[5] Voir par exemple le récent rapport du Conseil d’État consacré à la « Simplification et qualité du droit », https://larevue.squirepattonboggs.com/Simplification-et-qualite-du-droit-1-br-Plurimae-leges-corruptissima-respublica_a2992.html
[6] Georges Courteline, Messieurs les ronds-de-cuir, 1893.
[7] Ce poids pèse surtout sur les PME, moins outillées que les grandes entreprises pour le traitement du papier et des tracasseries administratives.
[8] Selon le Forum économique mondial (Global Competitiveness Report 2015-2016).
[9] Herman Melville.
[10] Méthode de gestion de la qualité dite ‘PDCA’ (Plan-Do-Check-Act) et non pas Please don’t change anything…
[11] …de moins en moins… Inch’Allah…
[12] Simone Weil, ‘L’Enracinement (Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain)’, 1943, Londres. Contre la doxa des pédagogues et sociologues démagogues, Trissotins, -doxa relayée par des ministres incultes-, qui crétinisent la jeunesse et méprisent les classes populaires, la philosophe relève: « Ce qui rend notre culture si difficile à communiquer au peuple, ce n’est pas qu’elle soit trop haute, c’est qu’elle est trop basse. On prend un singulier remède en l’abaissant encore davantage avant de la lui débiter par morceaux ».
[13] Ouvrages de Pierre Legendre. Le volume X de ses ‘Leçons’ (Dogma ; Instituer l’animal humain), vient de paraitre aux éditions Fayard.
[14] ‘La fabrique de l’homme occidental’ (1996), ‘L’ENA Miroir d’une nation’ (1999), ‘Dominium mundi, l’empire du management’ (2007).