À la recherche du temps perdu (suite) – qu’en dirait La Fontaine ?
Le 12 mars 2018, la Commission européenne publiait (enfin) une proposition de règlement définissant la loi applicable à l’opposabilité des cessions de créance transfrontières. L’assemblée plénière du Parlement européen s’est prononcée en première lecture sur le règlement projeté le 13 février dernier, adoptant l’intégralité des amendements proposés par sa Commission des affaires juridiques[1].
Si les règles de conflit de lois proposées par la Commission européenne, telles que présentées lors d’une édition précédente[2], demeurent inchangées, le Parlement européen apporte néanmoins au projet de règlement certaines modifications substantielles, plus ou moins opportunes.
L’opposabilité d’une cession de créance, en cas de conflit de lois, serait ainsi toujours soumise à la loi du pays de la résidence habituelle du cédant, à l’exception (i) des cessions de sommes d’argent portées au crédit d’un compte ouvert auprès d’un établissement de crédit et (ii) des cessions de créance découlant d’instruments financiers, dont la loi applicable serait celle de la créance cédée (soit la loi régissant le contrat étant à l’origine de la créance).
La liberté du choix de la loi applicable à l’opposabilité d’une cession de créance transfrontalière par les parties demeurerait prohibée. Le règlement conserverait, en outre, son caractère universel, ce qui signifie que toute loi désignée comme applicable en vertu du règlement s’appliquerait, quand bien même cette loi serait celle d’un pays tiers à l’Union européenne.
MODIFICATION DU CHAMP D’APPLICATION DE LA PROPOSITION DE RÈGLEMENT
À titre de rappel, le champ d’application du règlement, tel que projeté par la Commission européenne, est d’abord défini positivement – le règlement est destiné à déterminer, dans les situations comportant un conflit de lois, la loi applicable à l’opposabilité des cessions de créance transfrontières relevant de la matière civile et commerciale – puis négativement, excluant, notamment, (i) les cessions de créance relevant des matières administrative, fiscale et douanière, (ii) les cessions de créance nées de lettres de change, de chèques, de billets à ordre ou encore (iii) les cessions de créance découlant de la constitution d’un trust[3].
Exclusion des cessions de créance dans le cadre d’une procédure d’insolvabilité
Le Parlement européen entend exclure du champ du règlement la question de l’opposabilité d’une cession de créance « dans le cadre » d’une procédure d’insolvabilité, au sens du Règlement (UE) 2015/848[4]. Précisons qu’il semble s’agir ici de désigner la loi applicable à l’opposabilité des cessions effectuées par un cédant préalablement à l’ouverture de la procédure collective[5]. Le périmètre serait donc extrêmement large puisqu’il dépasserait le simple cadre des cessions qui auraient pu être effectuées pendant la procédure.
La position de la Commission européenne diffère donc de celle du Parlement. Elle repose sur le constat que la loi de la résidence habituelle du cédant coïncide (généralement) avec la loi applicable à une procédure d’insolvabilité[6], à savoir celle de l’État membre sur le territoire duquel est situé le centre des intérêts principaux du débiteur[7].
Cependant, l’exclusion proposée par le Parlement n’est pas surprenante. Certaines cessions (cession de compte espèces ou cession de créance née aux termes d’instruments financiers) sont déjà exclues du champ d’application du régime de la loi de la résidence du cédant. Cette différence de traitement, liée à des raisons originellement pragmatiques (instaurer une cohérence avec la localisation du compte) et d’usages de marché (concernant les contrats-cadres de marché de type « ISDA »), est par conséquent bienvenue.
D’une part, la notion de résidence habituelle, définie pour une personne morale comme le lieu de son administration centrale et pour une personne physique (dans l’exercice de son activité professionnelle) comme le lieu de son établissement principal, se distingue potentiellement de celle du centre des intérêts principaux (« CIP »). Le CIP est présumé, pour les personnes morales, être le lieu du siège statutaire. Le CIP d’une personne physique, sauf exceptions (professions libérales et activités indépendantes), est présumé être la résidence habituelle du débiteur. La preuve contraire peut néanmoins être rapportée dans chaque cas.
D’autre part, alors que le règlement dit « insolvabilité » vise uniquement la loi d’un État membre comme loi applicable à la procédure, le caractère universel de la proposition de règlement implique que la loi d’un pays tiers à l’Union européenne puisse être désignée comme la loi applicable à l’opposabilité d’une cession de créance transfrontière.
La loi applicable à l’opposabilité d’une cession de créance « dans le cadre » d’une procédure d’insolvabilité pourrait, par conséquent, différer de la loi applicable à ladite procédure aux termes du règlement « insolvabilité ». Cette contrariété irait à l’encontre de l’objectif de simplification de règlement des procédures d’insolvabilité affiché par les instances européennes, raison pour laquelle cette exclusion pourrait sembler opportune.
Toutefois, on peut s’interroger sur les cas dans lesquels la loi de l’opposabilité de la cession (et donc de la résidence du cédant (en « faillite »)) serait celle d’un pays tiers alors que la faillite de ce même cédant serait régie par la loi d’un État membre.
Extension du champ d’application de la proposition de règlement aux cessions de contrat et à la novation
Le Parlement européen procède à une extension du champ d’application de la proposition de règlement et vise le transfert de contrats contenant des droits (ou créances) et obligations ainsi que la novation de tels contrats[8]. La Commission européenne entendait exclure ces deux cas de figure.
Introduite en France depuis la réforme du droit des obligations[9], la cession de contrat dispose d’un régime propre qui se distingue de celui de la cession de créance, à l’instar de la novation. Bien que ces deux mécanismes ne connaissent qu’une application marginale, du moins en France, les subtilités inhérentes à chacun de leurs régimes militent clairement en faveur de leur exclusion du champ d’application de la proposition de règlement.
Exclusion du débiteur de la créance cédée
Alors que le règlement proposé par la Commission européenne était destiné à déterminer la loi applicable à l’opposabilité d’une cession de créance transfrontière, sans autre précision, le Parlement européen précise que ces règles de conflit de lois ne sauraient régir l’opposabilité des cessions de créances qu’à l’égard des tiers, à l’exclusion, expresse, du débiteur de la créance cédée[10].
Le règlement se bornerait ainsi à déterminer la loi applicable à l’opposabilité d’une cession de créance aux créanciers du cédant, ou encore aux cessionnaires d’une même créance au titre de cessions distinctes.
Cette exclusion s’explique par un souci de cohérence dans la législation de l’Union européenne. La détermination de la loi applicable à l’opposabilité d’une cession de créance au débiteur cédé est en effet régie par le Règlement Rome I, lequel désigne, pour rappel, la loi de la créance cédée[11].
«PRÉCISION » DU CHAMP TEMPOREL DE LA RÈGLE DE CONFLIT DE LOIS GÉNÉRALE
Il était proposé par la Commission européenne que l’opposabilité d’une cession de créances soit régie par la loi du pays où le cédant a sa résidence habituelle « au moment considéré ».
Le Parlement européen a préféré utiliser l’expression « au moment de la conclusion du contrat de cession »[12]. Bien qu’il y ait peu de doute sur ce qui doit être entendu par « moment considéré » , à savoir la date de la cession, l’expression a néanmoins été remplacée.
Modifications afférentes aux cessions de créance en matière de titrisation
MODIFICATIONS AFFÉRENTES AUX CESSIONS DE CRÉANCE EN MATIÈRE DE TITRISATION
La Commission européenne entendait offrir au cédant et au cessionnaire la faculté de choisir la loi applicable à l’opposabilité de la cession dans le cadre d’une opération de titrisation entre, d’une part, la loi du pays de la résidence habituelle du cédant et, d’autre part, la loi de la créance cédée.
Cette option impliquerait, aux termes de la proposition de règlement, l’hypothèse d’un potentiel conflit de priorité entre cessionnaires d’une même créance au titre de cessions distinctes, lorsque l’opposabilité de l’une des cessions serait régie par la loi du pays de la résidence habituelle du cédant et que l’opposabilité de l’autre cession serait régie par la loi de la créance cédée.
La Commission européenne vise ici la situation dans laquelle une première cession de créance, dont l’opposabilité serait soumise à la loi de la résidence habituelle du cédant, serait suivie d’une seconde cession de la même créance à l’occasion d’une opération de titrisation, pour laquelle les parties auraient choisi la loi de la créance cédée[13] .
En présence d’un conflit de priorité de ce type, la proposition de règlement fait prévaloir « la loi applicable à l’opposabilité de la première cession devenue opposable en vertu de sa loi applicable ».
Le Parlement européen supprime purement et simplement la faculté de choix de loi offerte aux parties[14], alors qu’elle visait judicieusement à prendre en considération la structure et les contraintes d’une opération de titrisation.
L’instance législative européenne vient également préciser, s’agissant du conflit de priorité, que lorsque les deux cessions de créances sont devenues opposables au même moment (!), la loi du pays de la résidence habituelle du cédant prévaut sur la loi de la créance cédée[15]. Or cette précision, comme la disposition sur laquelle elle porte, n’a plus lieu d’être si l’option binaire de choix de loi applicable à l’opposabilité d’une cession de créance en matière de titrisation est supprimée.
APPLICABILITÉ DES LOIS DE POLICE D’UN ÉTAT MEMBRE
Là où le projet de règlement de la Commission européenne disposait seulement de l’applicabilité des lois de police du for, le Parlement européen entend donner effet aux lois de police de l’État membre sur le territoire duquel la cession de créance doit intervenir ou est intervenue, sous réserve que ces dispositions impératives rendent l’exécution du contrat illicite,[16] à l’instar de ce que prévoit le Règlement Rome I.[17].
CONCLUSION
Le résultat de l’intervention du Parlement européen ne parait globalement pas très heureux. Toutefois, il a le mérite de préciser le champ d’application de la proposition de règlement. En effet, l’objectif d’harmonisation au sein de l’Union européenne ne doit pas conduire à un manque de cohérence de sa législation et, in fine, à des solutions inconciliables.
Outre la priorité donnée à la loi du cédant (qui nous semble plus relever du pragmatisme que du juridique), la modification la plus à même d’être controversée est certainement la suppression de l’option, initialement offerte aux parties, de choisir la loi applicable à l’opposabilité d’une cession de créance en matière de titrisation.
Cette proposition de règlement, ayant vocation à se substituer aux règles correspondantes de droit international privé de chaque État membre, devrait être l’objet de toutes les attentions. Le rythme est lent mais pourrait apporter quelques surprises dignes de la fable Le Lièvre et la Tortue.
Cet article a été rédigé par Véronique Collin
[1] Rapport de la Commission des affaires juridiques du Parlement européen (A8-0261/2018)
[2] V. Collin, V. Purcha – A la recherche du temps perdu : opposabilité de la cession de créances transfrontière – La Revue, 4 oct. 2018
[3] Article 1er de la proposition de règlement
[4] Amendement 19 de l’Article 1er, § 2, point f bis (nouveau) de la proposition de règlement
[5] Proposition de Règlement du Parlement Européen et du Conseil sur la loi applicable à l’opposabilité des cessions de créances – Exposé des motifs – Cohérence avec les dispositions existantes dans le domaine d’action : « (…) La plupart des questions relatives à l’opposabilité des cessions de créances effectuées par le cédant se posent en cas d’insolvabilité de ce dernier. (…) » – page 11
[6] Exposé des motifs de la proposition de règlement – Cohérence avec les dispositions existantes dans le domaine d’action – page 11
[7] Article 3, sur renvoi de l’Article 7 du Règlement (UE) 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relatif aux procédures d’insolvabilité
[8] Amendement 9 du Considérant 17 de la proposition de règlement
[9] Ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations
[10] Amendement 7 du Considérant 15 ; Amendement 16 de l’Article 1, § 1, al. 1 ; Amendement 20 de l’Article 2, al. 1, point e de la proposition de règlement
[11] Article 14, § 2, du Règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I)
[12] Amendement 22 de l’Article 4, § 1, de la proposition de règlement
[13] Exposé des motifs de la proposition de règlement – Explication détaillée des différentes dispositions de la proposition – page 22
[14] Amendement 12 du Considérant 28 ; Amendement 22 de l’Article 4, § 3, de la proposition de règlement
[15] Amendement 22 de l’Article 4, § 4, de la proposition de règlement
[16] Amendement 23 de l’Article 23, § 2 bis (nouveau)
[17] Article 9, § 3, du Règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I)