En faisant prévaloir le principe de l’obligation de communiquer par voie électronique via la plateforme e-barreau pour saisir la cour d’appel, sans prendre en compte les obstacles pratiques auxquels s’était heurté le requérant pour la respecter, la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme excessif.
CEDH, 9 juin 2022, Xavier Lucas c. France, n°15567/20
Les faits à l’origine de la décision sont les suivants : les associés d’une société, confrontés à un différend financier, entament une procédure d’arbitrage au terme de laquelle l’arbitre les condamne solidairement. Un recours en annulation est alors introduit par les associés devant la cour d’appel de Douai et adressé par leur avocat au greffe par voie papier. Leurs contradicteurs contestent alors la recevabilité de l’acte, arguant qu’il aurait dû être remis par voie dématérialisée, en application des articles 1495 et 930-1 alinéa 1e du Code de procédure civile.
Par ordonnance du 29 janvier 2015, le Conseiller de la Mise en Etat (CME) constate que le formulaire informatique mis en ligne sur la plateforme e-barreau ne permettait pas de saisir un « recours en annulation d’une sentence arbitrale » sous cet intitulé. En outre, la plateforme ne permettait pas de qualifier les parties en tant que « demandeur » ou « défendeur » au stade de leur identification mais uniquement « d’intimé » ou « d’appelant », notions propres à la procédure d’appel. Sur ce fondement, le CME conclut que le demandeur justifiait d’une « cause étrangère » au sens de l’article 930-1 alinéa 2e du Code de procédure civile, empêchant ainsi la transmission par voie électronique et déclare son recours recevable.
L’ordonnance fait alors l’objet d’un déféré devant la Cour d’appel de Douai qui relève que ni l’arrêté du 30 mars 2011, pris pour l’application de l’article 930-1, ni la convention conclue entre la cour d’appel de Douai et les dix barreaux de son ressort n’avaient prévu d’inclure le recours en annulation d’une sentence arbitrale dans le champ de la communication électronique obligatoire. Elle relève en outre que le formulaire informatique ne permettait pas de saisir la qualité des parties sous leurs dénominations juridiques exactes. Elle en déduit qu’il n’y a pas lieu de reprocher au demandeur de n’avoir pas remis son recours par voie électronique et déclare son recours recevable.
Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation décide néanmoins que la recevabilité du recours en annulation de la sentence arbitrale est strictement conditionnée par sa remise à la juridiction par la voie électronique et prononce la cassation sans renvoi, privant ainsi le demandeur de l’exercice d’un recours en annulation contre la sentence arbitrale.
L’affaire ne s’arrête toutefois pas là. Le demandeur saisit la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), soutenant que la Cour de cassation a porté une atteinte disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal.
Par un arrêt du 9 juin 2022, la CEDH, après avoir opéré un contrôle de proportionnalité, retient à l’unanimité la violation de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme.[1] Elle considère que la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas et qui doit, dès lors, être regardé comme excessif. Elle retient en outre que le requérant s’est vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge.
Il convient de noter que cet arrêt pouvant encore faire l’objet d’un renvoi devant la Grande Chambre, n’est pas définitif. Toutefois, son apport pratique demeure considérable. Si la CEDH affirme qu’il n’est « ni irréaliste, ni déraisonnable » d’exiger la communication électronique s’agissant d’une procédure avec représentation obligatoire, elle invite toutefois les tribunaux à éviter, dans l’application des règles de procédure, un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité du procès.
Merci à Elena Andary pour sa participation à la rédaction de cet article.
[1] « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »