Tribunal judiciaire de Paris, 31 mars 2021, n° 19/00795

Le tribunal compétent pour connaître de l’action en responsabilité contractuelle engagée contre un arbitre pour manquement à son obligation de révélation doit être désigné selon les règles de compétences prévues par le Règlement Bruxelles I Bis. Ce dernier désigne le tribunal du lieu où l’arbitre a effectivement réalisé, de manière prépondérante, sa prestation intellectuelle.

► Faits et procédure. En l’espèce, une société de droit qatari (ci-après la « société qatarie ») a conclu avec une société de droit émirati (ci-après la « société émiratie ») deux accords portant sur la distribution de véhicules et pièces détachées ainsi que sur le service après-vente attaché à ces produits. Les deux accords stipulaient des clauses compromissoires prévoyant un arbitrage à Paris sous l’égide de la Chambre de commerce internationale (ci-après la « CCI »), et l’application du droit allemand au fond. Une lettre-avenant complétant ces deux accords prévoyait de leur conférer une durée illimitée.

Quelques années plus tard, la société émiratie a fait connaître son intention de ne pas renouveler ces deux accords. La société qatarie a alors engagé une procédure d’arbitrage conformément aux clauses compromissoires stipulées dans les accords.

Le tribunal arbitral, composé de trois arbitres, a jugé que la société émiratie était fondée à ne pas renouveler les contrats, a rejeté les demandes d’indemnisation de la société qatarie pour rupture abusive des relations commerciales et l’a condamnée à supporter les frais d’arbitrage, ainsi que l’intégralité des frais et honoraires exposés par la société émiratie.

Considérant que l’un des trois arbitres (ci-après, « l’Arbitre ») avait omis, lors de sa nomination et au cours de la procédure arbitrale, de mentionner les liens unissant le cabinet d’avocats dont il est associé et le groupe dont fait partie la société émiratie, la société qatarie a formé un recours en annulation contre ladite sentence devant la cour d’appel de Paris qui a prononcé son annulation en raison des manquements à l’obligation de révélation de l’Arbitre. La Cour de cassation a ensuite rejeté le pourvoi formé par la société qatarie.

La société émiratie a alors assigné l’Arbitre devant le Tribunal judiciaire de Paris afin d’obtenir qu’il soit déclaré contractuellement responsable. C’est dans ce contexte que le Tribunal judiciaire de Paris a rendu une décision le 31 mars 2021, donnant lieu au présent commentaire.

► Questions de droit. La question qui se posait devant le Tribunal judiciaire était de savoir si ce dernier était compétent pour connaitre d’une action en responsabilité engagée contre un arbitre ayant manqué à son obligation de révélation, ce dont découlent deux questions préliminaires :

  • D’une part, celle de l’applicabilité du Règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après le « Règlement Bruxelles I Bis») à l’action en responsabilité contre un arbitre pour manquement à son obligation de révélation.
  • D’autre part, en cas de réponse positive à la question précédente, celle de la juridiction européenne compétente pour connaitre de l’action en responsabilité contre un arbitre pour manquement à son obligation de révélation.

► L’applicabilité du Règlement Bruxelles I Bis

Arguments de l’Arbitre. L’Arbitre fait valoir que le Règlement Bruxelles I bis s’impose au juge lorsque le défendeur est « domicilié sur le territoire d’un Etat membre »[1] et que l’action en responsabilité contre un arbitre est exclue de son champ d’application, à trois égards :

  • D’une part, l’exclusion posée par l’article 1§2 d)[2] relative à la matière arbitrale ne couvre que les procédures qui concourent à la réalisation de l’arbitrage ou l’affectent, ce qui n’est pas le cas de l’action en responsabilité de l’arbitre intentée a posteriori, qui ne peut être traitée au même titre qu’une difficulté de constitution du tribunal arbitral survenant a priori.
  • D’autre part, la Cour de Justice de la Communauté Européenne (ci-après, la « CJUE») a eu une interprétation restrictive de l’exclusion posée par l’article 1§2 d) considérant que n’entrent dans son champ que les actions ayant un effet direct sur le litige.
  • Enfin, le législateur européen a eu recours, au considérant 12§4 du Règlement Bruxelles I bis[3], à la formule usuelle de prudence, « en particulier », pour établir une liste des actions ne relevant pas de ce règlement. Pour autant, il ne peut en être déduit que cette exclusion couvre « l’ensemble des actions et demandes accessoires à l’arbitrage dont l’action en responsabilité contre l’arbitre ».

Arguments de la société émiratie. En réplique, la société émiratie fait valoir que l’action en responsabilité de l’arbitre entre dans le champ d’exclusion de l’article 1§2 d).

  • D’une part, les mots « en particulier » figurant au considérant 12§4 introduisent une énumération non limitative, illustrative.
  • D’autre part, l’exclusion posée à l’article 1§2 d) écarte « l’ensemble des actions et demandes accessoires à l’arbitrage dont l’action en responsabilité contre l’arbitre », cette dernière action étant liée à la contestation de la sentence et ayant pour origine la constitution irrégulière du tribunal arbitral.
  • Enfin, la doctrine considère que l’exclusion énoncée à l’article 1§2 d) inclut les instances qui portent sur les rapports entre l’arbitre et les parties ou le centre d’arbitrage. L’exclusion de la convention d’arbitrage entraine celle de ses contrats dérivés et donc celle du contrat d’arbitre.

Décision du Tribunal judiciaire. En droit, le Tribunal vise d’abord l’article 1§2 d) et le considérant 12§4 du Règlement Bruxelles I bis. Il cite ensuite l’arrêt A B & Co rendu par la CJUE aux termes duquel « pour déterminer si un litige relève du champ d’application de la convention, seul l’objet de ce litige doit être pris en compte »[4]. Précision oblige, le Tribunal cite le célèbre arrêt West Tankers dans lequel la CJUE avait décidé que « l’appartenance au champ d’application du règlement nº 44/2001 est déterminée par la nature des droits dont la procédure en question assure la sauvegarde ».[5]

Il en conclut qu’en l’espèce, le litige qui lui est soumis a pour objet une action en responsabilité contractuelle de l’arbitre fondée sur les manquements de l’Arbitre à ses obligations contractuelles découlant du contrat d’arbitre conclu avec les sociétés émiratie et qatarie. Il s’ensuit que, ne portant pas sur la constitution du tribunal arbitral, la convention d’arbitrage, ou la sentence arbitrale, il n’entre pas dans le champ de l’exclusion posée par l’article 1§2 d) du Règlement Bruxelles I bis et que dès lors, le choix de la juridiction compétente pour connaître de l’action doit être déterminé selon les règles énoncées par ce texte.

Cette solution consacre – de façon inédite – une interprétation restrictive de l’exclusion prévue par l’article 1§2 d) et par le considérant 12§4 du Règlement Bruxelles I bis. On sait en effet que la CJUE tend à rejeter l’application de ce dernier à la matière arbitrale. Ceci s’explique probablement par l’absence de précédent similaire dans la jurisprudence nationale et européenne.

► Le lieu de réalisation de la prestation d’un arbitre

Arguments de l’Arbitre. L’Arbitre fait valoir que le contrat d’arbitre est un contrat de prestations de services et rappelle qu’en application de l’article 7§1 b) du Règlement Bruxelles I bis[6], le tribunal compétent est celui du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de fondement à la demande. Au moyen d’un faisceau d’indices – les trois arbitres résidant en Allemagne, les audiences et la délibération s’étant tenues en Allemagne, l’essentiel des prestations requises de l’arbitre ayant été effectuées en Allemagne – il avance que le Tribunal judiciaire de Paris doit se déclarer incompétent au profit du tribunal de Stuttgart. Il soutient que le siège de l’arbitrage fixé à Paris est une fiction juridique qui ne se confond pas avec le lieu de la prestation des arbitres.

Arguments de la société émiratie. En réplique, soulignant que le Règlement Bruxelles I bis ne prend pas en compte le critère de l’effectivité, la société émiratie fait valoir que le tribunal compétent est celui du lieu où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis. En l’espèce, aux termes de ses obligations au titre du contrat d’arbitrage, l’Arbitre a fourni ou aurait dû fournir ses services – à savoir la conduite de la procédure arbitrale et trancher le litige – à Paris, siège de l’arbitrage. Elle souligne que l’acte de mission, qui constitue l’instrumentum du contrat d’arbitre, stipule que l’arbitrage se déroulera à Paris. Ainsi, elle estime que le lieu de tenue des audiences ou des réunions en Allemagne, arrêté en accord avec les parties postérieurement à la signature du contrat d’arbitre est sans influence sur le siège de l’arbitrage, les sentences et décisions procédurales étant réputées rendues à Paris.

Décision du Tribunal judiciaire. Visant l’article 7§1 b) du Règlement Bruxelles I bis, le Tribunal judiciaire cite l’arrêt Holterman dans lequel la CJUE avait affirmé qu’en l’absence de toute précision dérogatoire dans le contrat ou tout autre document, il appartient au juge de déterminer le lieu dans lequel « [le prestataire] a effectivement déployé, de manière prépondérante, ses activités en exécution du contrat, à condition que la fourniture des services sur le lieu considéré ne soit pas contraire à la volonté des parties telle qu’elle ressort de ce qui a été convenu entre elles ».

En l’espèce, au regard du temps passé en Allemagne, où l’Arbitre avait sa résidence durant les deux années de procédure arbitrale, et de l’importance de l’activité intellectuelle (réunions, audiences, délibérations) qu’il y a exercé, le Tribunal judiciaire conclut que l’Arbitre a effectivement déployé, de manière prépondérante, sa prestation intellectuelle d’arbitre en Allemagne. Aussi, le fait que les ordonnances de procédure et la sentence arbitrale soient réputées rendues à Paris, lieu de l’arbitrage, ne suffisent pas à démontrer la réalisation effective d’une prestation intellectuelle de l’arbitre en ce lieu.

Le Tribunal judiciaire conclut donc à son incompétence au profit de la juridiction allemande compétente.

 

[1]           « Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre ». (Article 4.1 du Règlement Bruxelles I bis).

[2]           « [Est exclu] de [l’application du Règlement Bruxelles I bis] l’arbitrage » (Article 1§2 d) du Règlement Bruxelles I bis)

[3]           « Le présent règlement ne devrait pas s’appliquer à une action ou demande accessoire portant, en particulier, sur la constitution d’un tribunal arbitral, les compétences des arbitres, le déroulement d’une procédure arbitrale ou tout autre aspect de cette procédure ni à une action ou une décision concernant l’annulation, la révision, la reconnaissance ou l’exécution d’une sentence arbitrale, ou l’appel formé contre celle-ci ». (considérant 12§4 du Règlement Bruxelles I bis)

[4]           CJUE 25 juillet 1991. – A B & Co. AG contre Società Italiana Impianti PA. – Demande de décision préjudicielle: Court of Appeal – Royaume-Uni. – Aff. C-190/89

[5]           CJUE (grande chambre) 10 février 2009 – Allianz SpA,Generali Assicurazioni Generali SpA,contreWest Tankers Inc., aff. C-185/07

[6]           « Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre en matière contractuelle, devant la juridiction du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande ». (Article 7.1 a) du Règlement Bruxelles I bis).

« [A]ux fins de l’application de la présente disposition, et sauf convention contraire, le lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande est, pour la fourniture de services, le lieu d’un État membre où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis ». (Article 7.1 b) du Règlement Bruxelles I bis)