1. L’omniprésence du droit souple

L’expression de ‘soft law’ employée dès les années 1930 dans les relations internationales fait aujourd’hui florès. Les accords, avis, chartes, circulaires, codes de bonne conduite, communications, déclarations, documents-cadre, lignes directrices, norme technique, recommandation, prolifèrent. Au sein de l’UE le droit souple facilite le fonctionnement des institutions.[1] En France il accompagne les mutations de l’État, les démarches de programmation sectorielle, la négociation dans la fonction publique, la contractualisation entre services de l’État. Les autorités administratives indépendantes, l’utilisent aussi sous forme de recommandations ou de lignes directrices.

Pour des motifs économiques, juridiques ou idéologiques les entreprises accueillent de façon croissante le droit souple.  «Le standard, c’est-à-dire une référence commune dont on peut s’écarter en cas de besoin, apparaît comme préférable à la règle générale et contraignante.  Le droit souple irrigue tous les aspects de la vie des entreprises, qu’il s’agisse du commerce international, des relations avec les consommateurs, des activités bancaires et financières, des normes techniques, des normes comptables, de la gouvernance des entreprises ou encore de la responsabilité sociale et environnementale ».[2]

Le CE propose une définition du droit souple regroupant les instruments répondant à 3 conditions cumulatives: « (1) Ils ont pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires en suscitant, dans la mesure du possible, leur adhésion ; (permettant de distinguer le droit souple des avis ou autres documents préparatoires à l’élaboration d’une règle de droit)  (2) Ils ne créent pas par eux-mêmes de droits ou d’obligations pour leurs destinataire  (marquant la limite entre droit souple et droit dur). (3) Ils présentent, par leur contenu et leur mode d’élaboration, un degré de formalisation et de structuration qui les apparente aux règles de droit (ce qui distingue le droit souple du non-droit).

Le droit souple est imbriqué avec le droit dur; Il existe un continuum et une normalité graduée. Le droit souple est d’ailleurs appréhendé, contrôlé ou pris en compte dans son raisonnement juridique par le juge (administratif, judiciaire, européen, ou international).

2. Fonction, utilité et effectivité du droit souple

Pour le CE l’utilité du droit souple se manifeste à travers 4 fonctions, non exclusives

  1. « Le droit souple peut se substituer au droit dur lorsque le recours à celui-ci n’est pas envisageable, soit pour pallier l’impossibilité juridique de souscrire des engagements contraignants, soit en raison des caractéristiques de la société internationale ». Par exemple devant l’OIT.
  2. « Le droit souple permet d’appréhender les phénomènes émergents qui se multiplient en raison d’évolutions technologiques, ou de mutations sociétales ». Par exemple en matière de prévention des conflits d’intérêts, chartes de déontologie, fonctionnement d’internet, de la CNIL etc.
  3. « Le droit souple peut accompagner la mise en œuvre du droit dur »; Soit par les administrations (chartes du patient hospitalisé ou de la laïcité dans les services publics), soit par les entreprises (démarches dites de conformité).
  4. « Le droit souple peut enfin se présenter comme une alternative pérenne au droit dur ». Par exemple dans le domaine économique avec les recommandations de bonnes pratiques ou l’autorégulation.

L’effectivité du droit souple est conditionnelle et ne peut être postulée

Le droit souple ne prend toute sa valeur que s’il suscite une dynamique parmi ses destinataires. Il peut se transformer en standard.[3] L’esprit de responsabilité des acteurs se révèle souvent plus efficace que des règles contraignantes suscitant des réactions de contournement. La peur des conséquences extra-juridique défavorables (dégradation de l’image, désaffection des investisseurs, réprobation des pairs) renforce l’effectivité du droit souple (effet « d’ombre portée » de la sanction). Sa légitimité dépend aussi des conditions d’élaboration, qui doivent respecter des exigences de transparence et d’implication des parties prenantes.

3. Critiques, dérives et propositions

Le droit souple est souvent critiqué comme participant d’un mouvement de dégradation de la loi, et serait une source d’insécurité juridique.[4]

Dans son rapport le CE suggère quelques gardes fous. D’abord veiller à ce que les auteurs du droit souple ne sortent pas de leur domaine de compétence. Ensuite, il faut limiter l’insécurité juridique et les coûts subis par les destinataires du droit souple, qu’ils soient financiers ou humains. Par ailleurs le droit souple ne doit pas être un moyen pour les acteurs publics de s’affranchir des règles de compétence et de contourner la délibération parlementaire.

S’agissant des acteurs privés, l’autorégulation n’est pas toujours la panacée comme on l’a vu récemment en matière d’activités financières, génératrices de ‘risques systémiques’.

Le CE définit les critères de recours au droit souple ; si la réponse à l’un des trois tests (utilité, effectivité, légitimité) est négative, il préconise de s’en écarter. Pour le CE, «Les pouvoirs publics doivent s’assurer que la régulation privée fonctionne de manière transparente; ils sont fondés à la remettre en cause lorsqu’elle s’avère défaillante et contraire à l’intérêt public ».[5]

Citons parmi les 25 propositions émises par le Conseil d’Etat

  • Analyser l’opportunité du recours au droit souple en fonction d’un faisceau de critères, organisé en trois « tests » cumulatifs : le test d’utilité, le test d’effectivité et le test de légitimité (Proposition n°1).
  • Inciter les administrations à recourir, lorsque c’est approprié, aux directives au sens de la jurisprudence ‘Crédit foncier de France’, renommées « lignes directrices » (Proposition n°2).
  • Favoriser la rédaction de textes législatifs et réglementaires plus brefs en (i) ménageant la possibilité pour les autorités chargées de leur application de préciser leur portée par voie de lignes directrices ou de recommandations (ii) renvoyant explicitement au droit souple, par exemple à des normes techniques, le soin d’assurer leur mise en œuvre (Proposition n°4).
  • Promouvoir l’utilisation par les pouvoirs publics d’une nomenclature stable, permettant de distinguer plus aisément les instruments contraignants de ceux qui ne le sont pas. (Proposition n°11).
  • Promouvoir des démarches de RSE auditables et comparables en préconisant le recours à des standards internationaux communément acceptés (Proposition n°20). 

Plus fumeux

  • Élaborer une charte de l’autorégulation et de la corégulation, pour le droit souple émanant des acteurs privés (Proposition n°19). La souplesse puissance 2 !
  • Doter l’État d’une capacité de veille stratégique sur le droit souple des acteurs privés, en s’appuyant sur un réseau des administrations les plus concernées (Proposition n°24).
  • Faire de l’influence dans certains lieux bien sélectionnés de la production de normes internationales de droit souple une priorité de la politique extérieure de la France (Proposition n°25).

Attention aux usines à droit gazeux…

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[1] Par exemple avec le système des ‘accords précoces’ dans la procédure de codécision entre le Conseil et le Parlement européen. [2] Rapport du CE 2013. [3] Par exemple les normes techniques, les contrats-types définis par la CCI (Incoterms), ou les CCAG en matière de marchés publics.  [4] Dans son rapport de 1991 (‘De la sécurité juridique’), le Conseil d’État stigmatisait le ‘droit mou’ et l’hétérogénéité de l’appareil normatif de droit dur. À partir de 2004, le Conseil constitutionnel a censuré les dispositions dénuées de portée normative, qualifiées de ‘neutrons législatifs’. En 2006 le CE critiquait à nouveau la prolifération du ‘droit mou’ qui rend le droit moins accessible aux citoyens en noyant les dispositions obligatoires. Le Parlement européen a adopté en 2007 une résolution critiquant vertement le recours aux « instruments juridiques non contraignants ». [5] Rapport du CE 2013.