Depuis près de 10 ans en effet, les éditeurs et les producteurs se battent en justice sur le calcul de la durée de la protection des œuvres contre les ayants droit et les sociétés de gestion collective.

Si la directive européenne de 1993 a tenté d’harmoniser la durée de protection des droits, certaines zones de flou issues de la transposition française laissent place à une insécurité juridique latente, notamment sur la question de savoir si les prorogations de guerre sont cumulables avec l’extension de la durée post mortem de protection des œuvres telle que prévue par la directive de 1993. Les enjeux économiques de la question ne sont pas des moindres et la Cour de cassation vient de se prononcer, le 27 février 2007, sur un point délicat dans les affaires Claude MONET et Giovanni BOLDINI.

L’harmonisation communautaire des durées de protection sur le territoire de la Communauté européenne à 70 ans après la mort de l’auteur

En application de la Convention de Berne, la durée des droits d’auteur avait été fixée à 50 ans après la mort de l’auteur dans certains États membres de la Communauté européenne. Cette prostration était plus longue dans d’autres États. Ces régimes distincts entraîneraient des inégalités de traitement entre les différents États membres, préjudiciable à la libre circulation des oeuvres.

La directive CE n°93/98 du 29 octobre 1993 relative à l’harmonisation de la durée de la protection du droit d’auteur et de certains droits voisins avait donc pour objectif de remédier à cette situation.

Sur le territoire communautaire, à compter du 1er janvier de l’année suivant les 70 ans après la date du décès de l’auteur, l’exploitation des œuvres par des tiers ne doit plus donner lieu à versements de royalties, de redevances, de « droits d’auteur » (article L.123-1 du Code de propriété intellectuelle (CPI)), d’Urheberrechten (§64 UrhebG), etc. aux ayant droit des défunts compositeurs, peintres, écrivains, sculpteurs, photographes.

Chaque État membre devait transposer la directive avant le 1er juillet 1995. La France, une fois de plus en retard, applique de manière rétroactive les dispositions transposées en droit français par la loi du 27 mars 1997 à partir du 1er juillet 1995.

Les dispositions transitoires et le rappel à la protection du droit d’auteur

La loi du 27 mars 1997 (article 16.III) entrée en vigueur le 28 mars 1997 dispose qu’il est possible de faire renaître des droits sur des œuvres, prestations, fixations ou programmes tombés dans le domaine public avant le 1er janvier 1995, s’ils étaient encore protégés à cette date dans au moins un autre État membre de la Communauté européenne.

Tel était le cas pour les œuvres de Claude MONET (14 novembre 1840 – 5 décembre 1926), qui, bien que tombées dans le domaine public en France par application du droit en vigueur – soit 50 ans post mortem + délais de guerre -, continuaient d’être protégées en Allemagne jusqu’en 1996, soit 70 ans post mortem (article 64 de la loi allemande sur le droit d’auteur et les droits voisins, et ce, depuis 1965). Les ayants-droit de Claude MONET bénéficiaient ainsi des dispositions du nouveau mode de calcul (70 ans post mortem). Les actes licitement accomplis par des tiers avant la renaissance du monopole n’étaient toutefois pas touchés par cette résurrection et les actes accomplis sans autorisation entre le 1er juillet 1995 et le 28 mars 1997 ne pouvaient donner lieu à poursuites pénales.

Les prorogations pour faits de guerre et la prorogation pour les auteurs « morts pour la France »

Le droit français connaît une extension de la protection mise en œuvre après les deux conflits mondiaux. L’article L.123-8 concerne la Première guerre mondiale et l’article L. 123-9 la Seconde. Ils ont pour objet de pallier les pertes de revenus que les difficultés d’exploitation dues aux situations de guerre ont occasionnées à l’auteur.

En 1951 le législateur allonge la durée du droit d’auteur d’un délai correspondant approximativement aux durées des deux guerres :

  • la durée de la Première guerre mondiale (6 ans et 152 jours) pour les œuvres publiées avant le 31/12/1920 qui n’ont pas été rétrocédées au domaine public au 03/02/1919 (art. 123.8 du CPI) ;
  • la durée de la Seconde guerre mondiale (8 ans et 120 jours) pour les œuvres publiées avant le 01/01/1948 qui n’ont pas été rétrocédées au domaine public au 13/08/1941 (art. 123.9 du CPI) ;

soit une prorogation totale de 14 ans et 272 jours pour les œuvres publiées avant le 31/12/1920 qui n’ont pas été rétrocédées au domaine public au 13/08/1941 (addition des deux guerres)

Il faut en outre compter les trente ans supplémentaires accordés à l’auteur « mort pour la France » (art. 123.10 du CPI).

Cumul entre les 70 ans post-mortem et les prorogations pour faits de guerre ? la Cour de Cassation répond par la négative

La volonté de la jurisprudence était jusqu’à présent de ne pas bouleverser les droits acquis et d’accorder à l’ayant droit la durée la plus longue possible. En 2004 et 2005, la cour d’appel de Paris semblait cependant hésiter à accorder la possibilité de cumuler les prorogations pour faits de guerre et l’extension de la protection à 70 ans post mortem.

Le 27 février 2007, la première chambre de la Cour de cassation, présidée par Jean-Pierre Ancel, a tranché la question à l’occasion de deux espèces en développant une motivation axée sur l’interprétation à donner à la directive de 1993 :

« l’harmonisation du droit d’auteur doit s’effectuer sur la base d’un niveau de protection élevé (considérant 11 de la Directive de 1993) tenant compte, tout à la fois, de l’allongement des durées de vie moyenne dans la Communauté européenne (considérant 5), du fait que certains Etats membres ont accordé des prolongations de la durée de protection afin de compenser les effets des guerres mondiales sur l’exploitation des œuvres (considérant 6) et du respect des droits acquis (considérant 9), dont elle rappelle qu’il constitue l’un des principes généraux du droit protégés par l’ordre juridique communautaire, précisant à cet effet qu’il y avait lieu de faire porter l’harmonisation des durées de protection dont jouissaient auparavant les ayants droit dans la Communauté européenne et qu’il est par ailleurs nécessaire de limiter à un minimum les effets des mesures transitoires et permettre au marché intérieur de fonctionner en pratique ».

Il en résulte que la période de 70 ans retenue pour harmoniser la durée de protection des droits d’auteur au sein de la Communauté européenne couvre les prolongations pour fait de guerre accordées par certains États membres, hormis les cas où au 1er juillet 1995, une période de protection plus longue avait, dans ces pays, commencé à courir, laquelle est alors seule applicable.

Ainsi les œuvres de Claude MONET sont-elles tombées dans le domaine public pour le grand bonheur des Éditions Fernand HAZAN et au détriment de la société des Auteurs dans les arts graphiques et plastiques (Adagp).

Reprenant la même motivation, la Cour de cassation a également débouté l’Adagp de son action à l’encontre d’une société de promotion de spectacles et de l’éditeur de musique EMI France pour avoir reproduit sur une affiche et une pochette de disque un portrait du compositeur Verdi peint par le peintre Giovanni BOLDINI (1842 – 1931).

Ainsi se résout une première ambiguïté : la protection est de 70 ans post mortem, prorogations pour fait de guerre incluses pour toutes les œuvres ayant fait l’objet d’une extension par l’harmonisation de la directive.
En revanche, les œuvres dont la protection était déjà supérieure à 70 ans post mortem avant le 1er juillet 1995 demeurent protégées plus longuement, en application de la théorie des droits acquis. C’est par exemple le cas des oeuvres musicales dont la protection est de 70 ans post mortem depuis la loi de 1985, susceptibles de prolongations de guerre en y ajoutant, le cas échéant, la prorogation pour les compositeurs « Morts pour la France ».

Cumul entre la nouvelle protection de 70 ans et la prorogation de 30 ans des auteurs « morts pour la France » ?

La Cour de cassation ne tranche pas la question du cumul éventuel entre la protection de 70 ans post mortem et la protection supplémentaire de 30 ans accordée aux œuvres des auteurs morts pour la France.

Appréciée au cas par cas selon le sort des créateurs, cette protection bénéficie par exemple aux œuvres d’Antoine de SAINT-EXUPÉRY, comme elle a bénéficié à celles de GOUNOD.

Sur la base de l’arrêt du 27 février 2007 et par application de l’article L. 123-10 du CPI, les œuvres de Guillaume APOLLINAIRE, mort pour la France en 1918, bénéficient encore de la protection du droit d’auteur (50 ans + prorogations de guerre + prorogation « mort pour la France » = 50 ans + 14 ans et 272 jours + 30 ans = 94 ans et 272 jours, soit plus de 70 ans au 1er juillet 1995). Conformément au principe des droits acquis, ces œuvres bénéficient donc d’une protection jusqu’au 1er octobre 2012.

A la lumière de cette jurisprudence, qu’en sera-t-il de la durée de protection du journal de guerre publié par un soldat mort pour la France, au cours de l’opération « Enduring Freedom » en Afghanistan. La porte laissée ouverte par l’arrêt du 27 février 2007 nous autorise à penser qu’une protection de 100 ans pourrait être valablement revendiquée.