« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation. En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe » (Article 1195 du Code civil).
Propos introductifs
Un contrat est un outil de prévision économique, mais le long terme reste problématique. Plus le temps passe, plus l’échange originel de consentement devient flou et peut disparaitre si, du fait d’un bouleversement de l’économie générale du contrat, une partie se retrouve privée du gain minimum qu’elle escomptait.
La réforme de 2016 et l’article 1195 CC n’introduisent pas de principe général de lésion. Le contrat reste la loi des parties. Pacta sunt servanda. L’article 1103 CC a remplacé l’article 1134 ancien CC. Avec l’article 1195 CC, la jurisprudence la plus célèbre du droit privé, l’iconique arrêt Canal de Craponne (6 mars 1876) est enterrée. Prévoir une possibilité de réviser ou d’adapter le contrat ce n’est pas attenter à sa force obligatoire, mais, le plus souvent, la renforcer, faire en sorte que le contrat ne périclite pas au premier « trou d’air ».
L’article 1195 CC n’est pas d’ordre public. Il est possible, soit d’exclure son application, soit de prévoir une clause de révision « cousue main » (voir ci-après). L’article ne fait pas obstacle aux clauses d’indexation. Il n’est pas applicable aux obligations résultant d’opérations sur des titres et contrats financiers (Art 211-1 s Code monétaire et financier).
Cette possibilité de révision entre en résonnance avec d’autres principes directeurs de la réforme de 2016 : la bonne foi renforcée (art 1104 CC), la protection de la partie faible en cas de « déséquilibre significatif » dans un contrat d’adhésion (art 1171 CC), ou de « contrepartie illusoire ou dérisoire » (art 1169 CC).
I. Les conditions d’application de l’article 1195 CC
1. Le « changement de circonstances »
Le terme « changement » est très général et neutre. L’article 1195 CC ne prévoit pas de critère de soudaineté ou de brutalité de la modification. Il ne s’agit pas d’un bouleversement. Le changement peut intervenir dans la durée.
Les « circonstances » désignent un ensemble de faits extérieurs à la personne, qui affectent l’exécution du contrat. Le champ d’application est très large. Les circonstances pertinentes peuvent être : (i) commerciales ou financières (par exemple un renchérissement des approvisionnements) (ii) normatives (par exemple un changement de législation rendant excessivement onéreux le contrat) (iii) scientifiques ou technologiques. Les parties peuvent préciser ou border ces « circonstances » grâce à une clause contractuelle plus restrictive.
2. « L’imprévisibilité » du changement
L’imprévisibilité doit s’apprécier lors de la conclusion du contrat. Cette condition ne va pas de soi. L’imprévisibilité est souvent difficile à prouver. De nos jours, tout est à la fois prévisible et imprévisible. C’est l’ampleur qui doit être imprévisible. On doit retenir une appréciation in abstracto : ce qu’aurait pu prévoir un professionnel, prudent, dans le même contexte. En cas de clause de reconduction tacite, il faut se placer à la date du dernier renouvellement contractuel.
3. « L’onérosité excessive » induite par le changement
Une interprétation objective s’impose. Il s’agit d’apprécier un rapport coût/avantage entre la valeur que l’on fournit et celle que l’on reçoit. Le bon sens veut qu’un contrat génère un minimum de rentabilité, d’avantages, pour les deux co-contractants. Le juge se référera utilement à l’équilibre commercial, aux perspectives de rentabilité mutuelles.
4. Pas de nécessité de caractère durable du préjudice excessif
- Attention aux marchés cycliques ou volatiles.
- Les clauses contractuelles prévoient généralement le caractère durable du préjudice excessif.
5. Deux autres conditions implicites : un lien de causalité et l’absence de faute de la victime
Le demandeur à la révision doit prouver l’imprévision et le lien de causalité rendant l’exécution excessivement onéreuse. Pour les « gros contentieux » à forts enjeux financiers, marchés complexes, il sera indispensable de produire des rapports d’expertise détaillés, convaincants.
Le caractère excessivement onéreux ne doit pas résulter d’une faute de la victime.
II. La mise en œuvre de la révision
1. Dans un premier temps : tentative de renégociation amiable entre les parties
Le contrat n’est pas suspendu par la mise en œuvre de l’imprévision. Attention : le calendrier judiciaire n’est pas forcément calé sur le calendrier contractuel ou financier. A minima, une mise en demeure du demandeur s’impose. Le refus de renégociation est libre et ne constitue pas une faute. Les jurisprudences Huard et Chevassus Marche (sur la renégociation de bonne foi) ne sont pas rendues caduques par l’article 1195 CC.
2. Adaptation, révision ou résolution du contrat par le juge : beaucoup d’inconnues
- Juge des référés ou juge du fond ? Le juge des référés est le juge de l’évidence et de l’absence de contestation sérieuse. Seul le juge du fond peut interpréter une clause contractuelle ambiguë. Une procédure à bref délai -au fond- peut être envisagée. Le juge des référés dispose par ailleurs de pouvoirs étendus sur les terrains du « trouble manifestement illicite » ou du « dommage imminent ». Il peut prescrire des mesures conservatoires ou de remise en l’état. Le demandeur doit veiller à bien formuler et qualifier ses prétentions.
- L’article 1195 CC ne précise aucun standard, critère de révision ou de résiliation, pour le juge. L’appréciation de ce dernier est totalement libre et souveraine.
- Attention aux aléas et à l’insécurité judiciaire. Dans certains dossiers, faute de temps et ou de compétence technique, le juge judiciaire pourrait être démuni pour l’analyse de l’économie générale d’un contrat complexe, ses déséquilibres structurels, les moyens d’y remédier, ou l’opportunité de le résilier. Le forum arbitral offre une écoute et un confort procédural certain.
III. Conseils pratiques : anticiper et réagir
1. Exclure ou pas l’imprévision ? Prévoir ou pas une clause « cousue main » ?
- Tout dépend des faits, du marché. Il est essentiel de connaitre ses risques dans la chaine de production, la volatilité de la conjoncture micro et macroéconomique. Il est important d’essayer d’anticiper l’état d’esprit du co-contractant.
- Pour éviter les aléas judiciaires (sachant que le juge a énormément de pouvoirs), beaucoup de cocontractants excluent le jeu de l’art 1195 CC et prennent le risque de l’imprévision. La situation n’est pas la même selon que l’on est en présence d’un contrat à durée déterminée ou indéterminée.
- Il faut être clair sur le cadre contractuel objet du différend ; existence ou pas d’avenants, annexes, CGV, risques d’incohérences et contradictions de clauses ?
- L’avantage d’une clause contractuelle « cousue main » c’est de mieux baliser, border, les conditions d’application de la révision, ainsi que ses conséquences.
- Il n’est a priori pas possible de prévoir un jeu unilatéral de la clause de révision sous peine de risques importants de requalification judiciaire. Une clause entrainant un déséquilibre significatif (art 1171) ou une contrepartie illusoire (art 1169) peut être analysée comme abusive -et partant- réputée non écrite.
- Une extrême vigilance dans la rédaction de la clause d’imprévision, s’impose ; Chaque mot compte ! Gare au « copié-collé » de clauses types ou présentées comme tel.
2. En amont : anticiper et pacifier les tensions contractuelles
Les « Comités d’examen des différends » et autres mécanismes de contrôle et pilotage contractuels sont classiques dans les contrats à long terme et exécution successive. Il s’agit de traiter le plus en amont possible, les incompréhensions et tensions.
Le recours à la médiation (qu’il existe ou pas de clause contractuelle), avant ou pendant la renégociation, peut être judicieux. On connait ses avantages (faible coût, souplesse, choix du médiateur, confidentialité, solutions gagnantes-gagnantes, maintien de la relation contractuelle…). Il faut y avoir recours et savoir la suggérer, au bon moment.
3. Le contentieux et pré contentieux
En demande
Il faut d’abord opérer un bilan coûts/avantages d’une action en révision, en fonction de plusieurs paramètres : juridique, économique, financier, de l’urgence, du tribunal compétent.
Il est essentiel de bien préparer son dossier et notamment les rapports d’expertise, pièces convaincantes prouvant la réalité du préjudice, de l’imprévisibilité du bouleversement, du déséquilibre.
Il est judicieux d’adresser en amont un ou plusieurs courriers circonstanciés à son cocontractant pour rester du bon côté de la bonne foi, ne pas sembler le prendre en otage ou par la gorge.
En défense
Attention aux risques d’instrumentalisation et de bluff de demandeurs agitants des menaces de révision utilisées comme levier de négociation. « Ne jamais avoir peur de négocier, ne jamais négocier dans la peur » (Kennedy).
Le problème pratique, logistique en défense, c’est l’urgence subie. Une demande de renvoi, même en référé, est possible, mais tout dépendra de l’urgence, réelle ou plaidée. Il importe de commencer à se préparer le plus vite possible en anticipant une possible action en révision de l’adversaire.
Pendant la renégociation ou le contentieux de révision, le contrat continue à s’appliquer. Jouer la montre peut être une tentation…et une bonne solution !
En tout état de cause, dans le doute, il ne faut jamais hésiter à prendre attache avec un conseil spécialisé, qu’il s’agisse de relire, valider un projet de clause, une formulation ambiguë, mettre en place une négociation, ou une stratégie judiciaire.