Prenant leurs distances avec la philosophie enseignée aux universités, les « nouveaux philosophes » ont fêté leur baptême lors de l’apparition d’un dossier publié par les nouvelles littéraires intitulé « La nouvelle philosophie . » Les représentants de ce nouveau courant se nommaient donc Bernard-Henri Lévy, Jean-Paul Dollé, Jean-Marie Benoît, André Glucksmann, Gilles Sussong, Christian Jambet et Guy Larderau. Certains d’entre eux sont des anciens maoïstes comme Glucksman, d’autres, comme BHL, étaient pour le moins des pourfendeurs acharnés des dissidents soviétiques qu’ils n’hésitaient pas à qualifier de réactionnaires. Leur objectif était triple.

1/ Discréditer les philosophes qui tiennent le haut du pavé comme Michel Foucault et Gilles Deleuze en les taxant d’intellectuels emmurés dans une « tour d’ivoire » et imperméables aux enjeux politiques nationaux et internationaux.

2/ Dénoncer toute forme d’emprise sur les esprits. Sont particulièrement visées les idéologies fasciste et communiste. Et pour ce faire :

3/ Recourir massivement aux puissants relais médiatiques et éditoriaux afin de toucher le grand public.

Le changement est radical. L’enseignement philosophique marqué du sceaux de la noblesse universitaire est désormais décrié avec une virulence inouïe. La philosophie s’est invitée à la télévision, laquelle, fait étrange, s’empare à son tour de l’exclusivité de la distribution des brevets de l‘intelligence. Depuis, les médias, avec l’appui des « nouveaux philosophes », se sont arrogés publiquement le droit de décider qui était un vrai intellectuel et qui ne l’est pas. Après tout, si la télévision le dit, que peut rétorquer la ménagère… ? Changement d’époque.

Désormais, nos « nouveaux philosophes » publient leurs œuvres chez Grasset dans la collection Figures dirigés par BHL. Leurs publications s’articulent autour de la dénonciation du marxisme et des méfaits du communisme. Le tout relayé par la télévision. Bernard Pivot leur consacre une émission sur le plateau d’Apostrophes . La question qui angoissait la France était de savoir si « Les nouveaux philosophes étaient de droite ou de gauche ? » Défense de rire ! L’union entre la chemise blanche immaculée ouverte jusqu’au nombril et l’anticommunisme a été scellée. Et tous ceux qui s’essaieraient ne serait-ce qu’à une ébauche de critique de ce cirque ambiant seront taxés de valets du mal absolu : le communisme. Successivement, La cuisinière et le mangeur d’hommes d’André Glucksmann ainsi que la Barbarie à visage humain de BHL allaient s’atteler à dire aux français ce que le monde savait déjà : les horreurs du communisme stalinien !

La dénonciation ne manque pas de sel venant d’anciens maoïstes. Comme le remarque perfidement Slavoj Zizek, intellectuel très prisé sur les campus américains, « Que peut-il y avoir de plus provincial et sans intérêt universel que la découverte retardée des crimes staliniens par des ex-maoïstes ? » Les nouveaux philosophes avaient donc raté leur scoop. Et pour cause : depuis 1976, date de la traduction en français de l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, les crimes staliniens étaient déjà connus de tous. Difficile pour les « nouveaux philosophes » de prétendre incarner la nouveauté. Dans le reste de l’Europe, la nouvelle philosophie fait ricaner. Perry Anderson, célèbre essayiste et historien britannique, explique froidement que « manquant d’une forte tradition universitaire de soviétologie, la France, contrairement aux Etats-Unis, à la Grande-Bretagne et à l’Allemagne, était peu au fait de ce qui se passait réellement sous Staline ; ce qui était de notoriété publique ailleurs pendant la guerre froide fit l’effet dune révélation pour le tout-Paris quand la Détente arriva . » Le constat est sans appel.

La chute du mur de Berlin devait sonner la fin de ce pseudo-combat mené à coup de publicité sous la bannière d’une philosophie creuse dont la seule caractéristique – si elle devait en avoir une – est son penchant démesuré pour le verbalisme incantatoire. Il est vrai que nos nouveaux philosophes demeurent les ardents défenseurs de causes lointaines, de préférence celles exposées à la lumière des caméras. C’est les cas de la Tchétchénie pour Glucksmann, de la Bosnie pour BHL. Certes, la souffrance de ces deux peuples ne pouvait que susciter la compassion, mais est-il pour autant moins honorable de s’intéresser à la misère de leurs propres concitoyens ? A cette question BHL répond que « c’est vrai, je suis plus intéressé à la misère bosniaque qu’à la misère du coin de la rue. Je suis un peu sourd à la question sociale. Que voulez-vous, on écrit avec son intelligence et avec son inconscient. » La réponse est commode. Mais force est de reconnaître que la misère du coin de la rue n’est pas très glamour.

Nul étonnement de constater que les nouveaux philosophes n’ont pas fait école. Leurs œuvres n’ont jamais été enseignées dans les universités. D’ailleurs, certains membres de ce courant ont abandonné le navire dès les premières années. Christian Jambet et Guy Lardreau ont ouvertement dénoncé le mouvement mené par BHL . Il est vrai qu’entre-temps, Gilles Deleuze avait déclenché une charge violente contre les nouveaux philosophes. L’universitaire les dénonce en ces termes : « Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D’abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l’ange. En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides ».

Trente ans après, les mots de Deleuze n’ont rien perdu de leur pertinence. Nos nouveaux philosophes déambulent toujours sur les plateaux de télévision aussi bien pour distribuer les bons et les mauvais points que – surtout – pour distinguer les combats justes de ceux injustes. La complaisante béatitude des médias aidant, leur influence demeure considérable dans un paysage intellectuel français ravagé par la société-spéctacle dont nos nouveaux philosophes connaissent si bien les arcanes. Le mot de la fin revient au philosophe Slovène : « En tant qu’ils ont été perçus comme représentatifs de votre vie intellectuelle nationale, les "nouveaux philosophes" sont une des raisons principales de la perte de l’influence de la pensée française dans le monde . » C’est peu dire…