(Retour aux sources avec Pierre Legendre)
Le 16 mai 2022 Elisabeth Borne succédait à Jean Castex à Matignon avec un programme ambitieux : « Agir plus vite et plus fort… Nous pourrons le faire en associant encore davantage les forces vives de nos territoires, parce que c’est bien au plus près des Français qu’on trouvera les bonnes réponses ». Vingt mois plus tard Gabriel Attal succède à Elisabeth Borne. Il veut « réunir les forces vives du pays ». Il a un cap : « garder le contrôle de notre destin, libérer le potentiel français et réarmer notre pays ». Qui a désarmé le pays ? Cap de Bonne-Espérance ou cap Carnaval ? Rien n’arrête le char de l’État et de ses plus illustres serviteurs…
Les Éditions Ars Dogmatica rééditent dans un somptueux coffret, Trésor historique de l’État en France (Inventorier la cargaison du navire), maître livre de Pierre Legendre, composé de quatre tomes. Penseur de la condition humaine, anthropologue du pouvoir et de l’Occident, le savant juriste a augmenté cette réédition d’un important appareil d’introductions inédites. L’Histoire de l’administration de 1750 à nos jours inaugurait son œuvre en 1968, le Trésor historique la clôt, 55 ans, quarante ouvrages et trois films documentaires plus tard. Une table ronde organisée à l’École nationale des chartes vient de lui rendre hommage.
L’inventaire de la cargaison du navire
Une vie de Mauriste, sans compromis ni compromissions avec les médias, le pouvoir, les honneurs. A la recherche du droit perclus, Pierre Legendre est resté imperméable aux délices de l’État hégélien (effectivité de la liberté concrète), étranger à la querelle des Anciens jusnaturalistes et Modernes positivistes, aux tartufferies des dé-constructeurs déjantés. Son champ d’étude, c’est « l’anthropologie dogmatique ».
Le coffret s’ouvre sur une préface générale, Charger, décharger l’État (tome 1)et se referme avec L’œil de la caméra (tome 4), le livret de présentation du film Miroir d’une nation. L’Ecole Nationale d’Administration, réalisé conjointement avec Gérald Caillat et Pierre-Olivier Bardet en 1999.
Dans l’Histoire moderne de l’État-Monarque (tome 3), tel un horloger, Pierre Legendre démonte le modèle administratif français, ses principes et actes de foi, dans une trajectoire historique. Où il est question des tâches de l’administration, du processus d’élaboration des règles, de l’État paternel, providence, de la royauté du droit administratif. L’État et la foi nationale (tome 2), une anthologie d’archives, fixe la manière de voir de l’auteur. Nous croisons des emblèmes, le théâtre de l’État, Sieyès, Guizot, Gambetta et dans les coulisses, souvent, Courteline et Kafka. Deschanel plaide pour une décentralisation modérée à l’exemple de l’Allemagne (1895), de Monzie brocarde les magistrats (1931), le Conseil National Economique veut mettre fin au chômage des travailleurs intellectuels (1937) … L’actualité éternelle, les marronniers de la liberté, la continuité du service public des bureaux.
Dans ses articles, Leçons aux titres souvent mystérieux, Pierre Legendre déploie une pensée profonde sur la Res publica. Son discours poétique émaillé de formules fulgurantes est rigoureux. Son génie est à la fois incantatoire, analytique et précis, ancré dans l’histoire et le temps long.
Les dangers de la désinstitutionalisation
Perdue dans les miroirs de la Com, mirages du management, l’Administration, se gargarise de phraséologie, mots-valises : proximité, modernité, efficiency, « pourtousisme ». Liquider l’ENA (ravalée au rang d’Institut National du Service Public), supprimer les grands corps (à l’exception du Conseil d’État et de la Cour des comptes) au prétexte de rendre l’administration plus « mobile », c’est en réalité la rendre plus « liquide », la priver de culture professionnelle et l’assujettir au politique. La manœuvre, grossière, alimente la reféodalisation, accélère la débâcle. Le mal le plus contraire à la sagesse, c’est la sottise. Plombées par le naufrage des Humanités, sans ligne d’horizon, empêtrées dans les bons sentiments, l’Intelligence Artificielle et la bêtise naturelle des hérauts de l’indignation permanente, l’Université et la Recherche dépérissent. L’avantage de l’idéologie c’est qu’elle évite de réfléchir. Une crise de nerf n’est pas une opinion. Attention aux arroseurs arrosés, aux confusions des concasseurs convulsionnaires, au « contexte » …
Par gros temps politique, institutionnel, culturel, l’œuvre de Pierre Legendre reste un amer précieux. Psychanalyste, canoniste érudit, il a pensé la naissance de l’État, le chef d’œuvre de l’Occident, un « vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel » (Rivarol) et qui plonge ses racines dans la Réforme grégorienne (11e-12e siècles). Pas de civilisation « sans scénario fondateur, narrations totémiques, préceptes et interdits », pas de société sans Référence, sans logique du Tiers, martèle Legendre. Voilà venu le temps des bilans et des échéances.
Il y a 25 ans, clairvoyant, Pierre Legendre annonçait la couleur : « Usés jusqu’à la corde, les grands mots – École, Nation, Administration – sont prononcés maintenant du bout des lèvres (…) Nos collages traditionnels de l’État se défont. Mais l’esprit féodal, métamorphosé par les idéaux technologiques de la nouvelle organisation en réseaux et soutenu par la violence devenue un mode de relation sociale, refait surface… Le pouvoir se fragmente et se privatise, mettant les vieux États en tutelle et se réorganisant en empires transversaux (scientifiques, économiques, financiers, religieux) ». Reste une question scabreuse : « Et s’il n’y a plus de nation, pourquoi y aurait-il des fonctionnaires ? ». Anatole France est taquin : « Nous n’avons point d’État, nous avons des administrations ». Le psittacisme, les incantations permanentes sur le « service public », le « pays des droits de l’homme », le « Nous », peinent à nous mobiliser. Nous n’y croyons plus beaucoup.
Le « Je » ne va pas mieux. Sur les réseaux sociaux, au Mondial Moquette libéral-libertaire des droits subjectifs, des identités, du narcissisme et de l’exhibitionnisme, tout est à vendre, à louer, à acheter. Le principe de Raison est congédié. Pierre Legendre met en garde contre « le self-service normatif… la mise à sac du droit civil des personnes en son noyau atomique, au nom de l’individu souverain et du libre jeu des fantasmes (…) L’individualisme programmé, qui désarrime chacun du fondement de ses liens, ouvre sur les enfers subjectifs. A grande échelle désormais, nos sociétés sautillantes mais désemparées fabriquent le masque de ceux innombrables, qui font semblant de vivre » (Les collages qui font un État, 1999).
Le Trésor historique de l’État en France, c’est la Naissance d’une nation (Griffith), sa vieillesse aussi, une manière de tour du propriétaire, des racines, murs porteurs, vestiges et dépendances. Lire Pierre Legendre est un devoir d’honneur et de fidélité à la pensée, doublé d’un acte de résistance. Le site https://arsdogmatica.com met admirablement en scène son œuvre.
Sur la longue durée, le réconfort, si l’on prend de la hauteur, c’est me semble -t-il l’importance, une prégnance globale plus forte du droit –largo sensu- dans la cité, les débats politiques, sociaux, de gouvernance, dans l’économie, le commerce, la diplomatie aussi (malgré de terribles tensions et désillusions). Voilà un motif d’espoir et de fierté, non seulement pour la grande confrérie des juristes, mais pour tout le monde, pour échapper au chaos, pour éviter la « guerre de tous contre tous » allumée par les rebelles oligophrènes et multicartes du nouvel Hobbes.
Le Trésor historique de Pierre Legendre entre en résonnance avec un totem propédeutique de l’Occident, la préface des Institutes de Justinien (manuel de droit publié en 533). « L’empereur César Flavius Justinien salue la jeunesse qui désire s’adonner à l’étude des lois : La majesté d’un prince ne doit pas seulement être honorée par les armes, il faut encore qu’elle soit armée par les lois, afin que l’État soit bien gouverné en temps de paix et en temps de guerre ; que le prince soit victorieux de ses ennemis dans les combats ; qu’il réprime l’injustice des calomniateurs par la sagesse de ses lois, et enfin qu’il se rende aussi recommandable par sa justice, que grand par ses victoires et ses triomphes ».
Antoine Adeline (10 janvier 2024)
L’ouvrage peut être commandé sur site : https://isidore-editions.myshopify.com/collections/nouveautes/products/tresor-historique-pierre-legendre