Cass. com. 3 juillet 2024, n° 21-14.947

Une partie est susceptible de subir un préjudice en raison de l’inexécution d’un contrat auquel elle est tierce : par exemple une société confrontée à un pacte d’associés inexécuté, le maître de l’ouvrage victime de la mauvaise exécution d’un contrat de sous-traitance, un diagnostic technique erroné préjudiciable à l’acheteur d’un bien immobilier…

L’opposabilité du contrat par un tiers est admise depuis le célèbre arrêt Boot shop (Cass. Ass. plén., 6 octobre 2006, n° 05-13.255). « Le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ». L’arrêt Bois Rouge confirme la solution. « Le tiers au contrat qui établit un lien de causalité entre un manquement contractuel et le dommage qu’il subit n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement » (Cass. Ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963).

L’arrêt Clamageran qui vient d’être rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation (Cass. com., 3 juillet 2024, n° 21-14.947) complète la construction prétorienne. Un tiers se prévalant d’un contrat sur le fondement de la responsabilité délictuelle peut se voir opposer une clause limitative de responsabilité applicable aux cocontractants.

L’arrêt de la Cour de cassation du 3 juillet 2024

Soit un contrat de transport de marchandises. Une machine est endommagée lors du déchargement. La victime est indemnisée. Subrogé dans les droits de son assuré, l’assureur assigne la société de transport fautive. La société défenderesse invoque la clause limitative de responsabilité des conditions générales du contrat de transport.

Dans son arrêt du 21 janvier 2021, la Cour d’appel de Paris (pôle 5, chambre 5) condamne la société de manutention à régler à l’assureur subrogé l’entier montant du dommage, refusant de faire application de la clause limitative de responsabilité. La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel au visa des articles 1134 et 1165 C. civ. (rédaction antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016), et l’article 1382, devenu 1240 C. civ.

« La Cour de cassation juge que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage (Ass. plén., 6 octobre 2006, pourvoi n° 05-13.255, Bull. 2006, Ass. plén, n° 9) et que s’il établit un lien de causalité entre ce manquement contractuel et le dommage qu’il subit, il n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement (Ass. plén. 13 janvier 2020, pourvoi n° 17-19.963, publié au bulletin).

Pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ».

Commentaires

L’arrêt ne manque ni de logique, ni de bon sens. Comment justifier que le tiers se retrouve placé dans une situation préférable à celle du créancier cocontractant ? Comment admettre que l’action en responsabilité intentée par un cocontractant soit sujette à des limitations contractuelles de responsabilité souvent âprement négociées, et que le tiers, bénéficiant du principe de réparation intégrale, y échappe ? Quid des prévisions des cocontractants et du principe de sécurité juridique ? Une partie importante de la doctrine reprochait aux arrêts Boot Shop et Bois rouge de faire une part trop belle aux tiers et de réduire à peau de chagrin le principe de l’effet relatif des contrats (art. 1199 C. Civ.).

La solution retenue par l’arrêt du 3 juillet 2024 rappelle l’article 1234, alinéa 2, de la proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile (déposée au Sénat le 29 juillet 2020). « (…) Toutefois, le tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d’un contrat et ne disposant d’aucune autre action en réparation pour le préjudice subi du fait de sa mauvaise exécution, peut également invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage. Les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables ».

Il est probable que dans un futur proche, la Cour de cassation élargira le champ d’application de sa jurisprudence Clamageran, en rendant opposable aux tiers se prévalant d’un contrat, des clauses de non-responsabilité, des exigences ou encore des critères spécifiques de prévisibilité du dommage. L’article 1231-3 C. civ. dispose : « Le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qui pouvaient être prévus lors de la conclusion du contrat, sauf lorsque l’inexécution est due à une faute lourde ou dolosive ».

Qu’il s’agisse d’ingénierie contractuelle, de contentieux en cours, à venir, ou en amont, de la négociation des conventions, l’arrêt du 3 juillet 2024 est riche d’implications qui doivent appeler toute notre vigilance.

En matière d’obligations et de responsabilité, la dimension subjective de l’échange des volontés et consentements est toujours doublée d’un volet économique ; le contrat est un instrument de prévision et d’anticipation. L’arrêt Clamageran coche les deux cases de « l’utile et du juste », pour reprendre la célèbre formule du professeur Ghestin.

***

Rien ne remplace l’avis d’un spécialiste. Qu’il s’agisse de conseils ou de contentieux, les avocats du cabinet Squire Patton Boggs restent à votre service, disponibles et réactifs pour toutes problématiques contractuelles et de responsabilité.