Cass. com. 29 juin 2010, n°09-11841, Faurecia c/ Oracle
La passionnante saga judiciaire Faurecia contre Oracle connaît un nouvel épisode et non des moindres. Il s’agit du deuxième arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 29 juin 2010 confirmant l’arrêt de la cour d’appel de renvoi dans cette bataille homérique autour de la validité d’une clause limitative de responsabilité.
L’enjeu : la liberté contractuelle
Cet arrêt touche au cœur de ce qui constitue la sécurité des relations d’affaires, à savoir, le principe dit de « l’autonomie de la volonté » qui est énoncé au premier paragraphe de l’article 1134 du code civil « Les conventions légalement formées entre les parties tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». Ce principe interdit aux juges d’intervenir dans les contrats, d’en « dénaturer » les termes clairs et précis ou de les modifier. Il ne leur permet que d’interpréter le contrat pour rechercher la commune intention des parties.
Or, en l’espèce, Faurecia a demandé aux juges ne pas tenir compte d’une clause limitant la responsabilité d’Oracle pourtant clairement stipulée dans le contrat.
Le principe général est que, sauf dans les relations contractuelles nécessitant la protection de l’une des parties (comme par exemple les consommateurs), il est possible de convenir d’une limitation de responsabilité. D’ailleurs de nombreux contrats commerciaux contiennent ce type de clauses. Elles participent, au même titre que la définition de la nature et de l’étendue des obligations, à la fixation du prix.
S’il peut s’agir, dans certains cas, de clauses limitatives imposées par voie d’adhésion à un contrat type, voire même prévues par la réglementation, comme par exemple dans les non moins célèbres arrêts « Chronopost », elles peuvent aussi résulter « plus clairement » de la volonté des parties et faire suite à une négociation.
Dans l’affaire Faurecia, il s’agissait de relations entre deux professionnels et la clause qui liait les parties résultait d’une véritable négociation. Elle précisait expressément : « Les stipulations du présent contrat répartissent le risque entre Oracle et le client ; les prix convenus reflètent cette répartition du risque et la limitation de responsabilité qui en résulte ».
Compte tenu de cette situation, la décision de la Cour de cassation était très attendue. Or, celle-ci a jugé que la clause limitative était valable et opposable et ce malgré le fait qu’il y ait eu manquement à une obligation essentielle. Pour autant cette jurisprudence donne plus de pouvoir aux juges sur le contenu du contrat et sur celui de ce type de clause.
Pour mesurer la portée de cette jurisprudence, examinons les principaux arguments avancés par Faurecia. Un bref rappel des faits
En 1997, la société Faurecia, équipementier automobile sous-traitant de PSA, souhaitant déployer sur l’ensemble de ses sites dans le monde un logiciel intégré couvrant la gestion de production et la gestion commerciale, lance un appel d’offres. Oracle gagne cette mise en concurrence sur la base de la présentation de son futur logiciel « V12 » qui ne devait être disponible qu’ultérieurement, en septembre 1999.
Les deux sociétés ont conclu mi-1998 plusieurs contrats portant sur des versions intermédiaires (contrats de licence, maintenance, formation et mise en œuvre) notamment pour permettre aux sites ibériques de passer l’an 2000. Le système installé sur ces sites ayant connu de graves dysfonctionnements et la version V12 du progiciel ne lui étant pas livrée, la société Faurecia a cessé de régler les redevances, à la suite de quoi la société Oracle a résilié les contrats.
Faurecia a demandé le remboursement des redevances payées ainsi que 74 millions d’euros de dommages et intérêts, dont 61 millions d’euros au titre de gains de productivité et d’économies manqués (hors intérêts).
Or, la responsabilité d’Oracle était contractuellement limitée au prix payé.
Le manquement à l’obligation essentielle et la cause
L’argument avancé par Faurecia pour faire échec à la clause limitative est celui d’un manquement par Oracle à une obligation essentielle.
Depuis le premier arrêt « Chronopost » de la Cour de cassation du 22 octobre 1996 [1], la jurisprudence a établi un lien entre l’obligation essentielle et le principe de « cause ».
La cause est la « raison » pour laquelle une partie a décidé de conclure un contrat et s’est engagée à certaines obligations. En droit français, il ne peut pas y avoir de contrat sans cause (article 1131 code civil « L’obligation sans cause ou pour fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet »).
Dans la majorité des contrats commerciaux la cause d’une obligation de l’une des parties est la contrepartie à laquelle s’est engagée l’autre partie. Dans ce cadre, la cause consiste pour chaque partie en l’obligation essentielle de son cocontractant. La distinction entre l’obligation essentielle et les obligations accessoires n’est pas toujours simple. Ceci tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’un ensemble de contrats comme dans l’affaire Faurecia.
L’identification de l’obligation essentielle
Le premier coup d’éclat de la saga Faurecia est d’avoir reconnu comme obligation essentielle une obligation qui n’était pas expressément mentionnée dans les contrats (ou de façon extrêmement accessoire).
En effet, le premier arrêt de la chambre commerciale du 13 février 2007 [2] a reconnu comme essentielle l’obligation de livrer la V12, alors que cette obligation n’était pas mentionnée dans les contrats (et ladite version V12 à peine évoqué), parce qu’elle avait été déterminante dans la sélection d’Oracle dans le cadre de l’appel d’offres (ainsi que cela avait été d’ailleurs mentionné dans des courriers échangés par les parties avant la signature des contrats).
« Attendu qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait, d’abord, constaté que la société Oracle s’était engagée à livrer la version V12 du progiciel, objectif final des contrats passés en septembre 1999 et qu’elle n’avait exécuté cette obligation de livraison ni en 1999 ni plus tard sans justifier d’un cas de force majeure, puis relevé qu’il n’avait jamais été convenu d’un autre déploiement que celui de la version V12, ce dont il résulte un manquement à une obligation essentielle de nature à faire échec à l’application de la clause limitative de réparation, la cour d’appel a violé le texte susvisé »
N’est-ce pas là une preuve éclatante le l’importance de la volonté des parties mais aussi de l’interprétation de cette volonté par les tribunaux ?!.
Incidemment cela nous permet de rappeler l’importance de la documentation précontractuelle.
De façon plus générale, la jurisprudence sur l’obligation essentielle repose sur la recherche de la volonté des parties ou, selon le cas, de leur « attente légitime ». Il s’agit d’identifier ce qui a été déterminant pour leur consentement : pour le client de Chronopost c’est le transport express (l’obligation de ponctualité) et non le transport, pour Faurecia c’est le fait que la V12 sera livrée et non les seules versions intermédiaires.
Le défaut de cause
Une fois que l’on a identifié l’obligation essentielle, en quoi va-t-elle pouvoir avoir un effet sur la clause limitative de responsabilité ?
Le raisonnement fondamental est que l’on ne peut pas admettre qu’une partie au contrat utilise la clause pour manquer à son obligation. On considère que les parties n’ont pas pu vouloir limiter la responsabilité au point que le créancier de l’obligation essentielle ne serait pas sanctionné s’il ne l’exécute pas : elles n’ont pas pu vouloir vider le contrat de son sens, de sa substance ou, en termes plus juridiques, le rendre « sans cause ». A titre d’exemple il ne serait pas acceptable que dans un contrat de vente le vendeur puisse se servir (impunément) d’une telle clause pour ne pas fournir le bien vendu.
La question de la proportionnalité
Si l’on admet que les parties n’ont pas pu vouloir exonérer l’une d’elles de son obligation essentielle, faute pour elles d’avoir conclu un contrat sans cause et donc nul, il reste néanmoins le débat sur la proportionnalité. Il se résume ainsi : le fait d’avoir une clause qui limite la responsabilité en cas de non-exécution d’une obligation essentielle est-il à lui seul rédhibitoire, ou doit-on apprécier au cas par cas le contenu de cette clause ?
Cette question revient de façon récurrente dans la doctrine et les arrêts qui se sont succédés depuis le fameux premier arrêt « Chronopost ».
Une partie importante de la doctrine s’est exprimée en faveur de l’application d’un test de proportionnalité. Or, la chambre commerciale dans son arrêt du 29 juin 2010 adopte cette position, suivant en cela la position de la cour d’appel de renvoi [3]. En effet, elle rejette le pourvoi au motif que « seule est réputée non écrite la clause limitative de réparation qui contredit la portée de l’obligation essentielle souscrite par le débiteur » et que la cour d’appel a légalement justifié sa décision en déduisant que « la clause limitative de réparation ne vidait pas de toute substance l’obligation essentielle de la société Oracle».
La Cour de cassation précise que la cour d’appel avait pu relever que le montant du plafond de responsabilité « n’était pas dérisoire », que c’était un montant négocié et que la clause stipulait que « les prix convenus reflétaient une répartition du risque », « que la société Oracle avait consenti un taux de remise de 49% », et que Faurecia devait avoir un rôle important à jouer dans le développement du « produit Oracle » pour le secteur automobile et bénéficierait de ce fait d’un « statut préférentiel ».
La Cour de cassation a donc admis la validité de la clause limitative de responsabilité mais seulement parce que la cour d’appel, ayant procédé à une appréciation in concreto de l’économie générale de l’ensemble contractuel, a pu juger du caractère proportionnel de la clause.
Cette solution semble pragmatique et surtout permet de ne pas remettre en question la validité des clauses limitatives de responsabilité. En cela, elle préserve une certaine sécurité juridique et le respect de la volonté des parties.
D’un autre côté, elle accroit le pouvoir des juges qui va au-delà de l’interprétation de la volonté des parties pour apprécier le caractère équilibré d’un contrat, alors même que l’on ne se trouve pas en présence d’un non-professionnel ou d’une partie « plus faible ». En cela, elle peut porter atteinte à la volonté des parties et à la sécurité juridique.
Cette jurisprudence, plus généralement, semble exclure les clauses exonérant totalement la responsabilité. Pourtant, on peut s’interroger sur le point de savoir si l’analyse de l’économie générale d’un contrat n’autoriserait pas, dans des cas particuliers, une telle exonération. Par exemple en tenant compte de l’acceptation par les parties d’un aléa, ce que la théorie de la cause admet par ailleurs.
Le manquement à l’obligation essentielle et la faute lourde
Faurecia a essayé de se servir du manquement à une obligation essentielle sur un autre fondement, à savoir l’existence d’une faute lourde dans l’exécution du contrat, les clauses limitatives de responsabilité n’étant pas opposables dans un tel cas.
Faurecia s’est appuyée sur une conception objective de la faute lourde qui avait été reconnue par la jurisprudence. A savoir, que la faute lourde résulte de l’inexécution d’une obligation essentielle ou encore fondamentale, de telle sorte que le contrat est privé de son intérêt pour l’un des contractants. La défaillance du débiteur est appréciée au regard de l’importance de l’obligation inexécutée ou de la lourdeur des conséquences de la contravention au contrat [4].
Or, plusieurs décisions rendues en matière de transport rapide de courrier dans les affaires Chronopost, d’abord à l’initiative de la chambre mixte [5] puis, plus nettement, par des arrêts postérieurs [6] semblent avoir mis un terme à cette appréciation objective. Elles sont revenues à une conception subjective de la faute lourde qui est « caractérisée par une négligence d’une extrême gravité confinant au dol et dénotant l’inaptitude du débiteur de l’obligation à l’accomplissement de sa mission contractuelle» [7] et « doit se déduire de la gravité du comportement du débiteur».
Or, c’est bien la position prise par la Cour de cassation dans son arrêt du 29 juin 2010. Le simple fait qu’Oracle n’ait pas livré la version V12 sans démontrer un cas de force majeure ou un manquement de Faurecia ne suffit pas « attendu que la faute lourde ne peut résulter du seul manquement à une obligation contractuelle fût elle essentielle, mais doit se déduire de la gravité du comportement du débiteur ». En cela la Cour de cassation a suivi la décision de la cour d’appel.
Le manquement à l’obligation essentielle bien qu’avéré n’a donc pas permis de faire échec à la clause limitative de responsabilité que ce soit sur le fondement de la cause ou de la faute lourde compte tenu d’une conception subjective de cette dernière.
Et le dol alors ?
Le tableau n’aurait pas été complet si l’on ne mentionnait pas que Faurecia a aussi allégué le dol. Celui-ci n’a pas été retenu, Faurecia n’établissant pas l’existence de manœuvres dolosives de la part d’Oracle, ni la conscience de ce dernier à la date de la signature des contrats que la V12 ne pourrait être livrée ni en 1999, ni ultérieurement. Les juges d’appel ont relevé que Faurecia avait tenté d’établir un parallèle avec une affaire où Oracle avait commis un dol, la manœuvre consistant en la diffusion d’un diaporama au client qui présentait le produit comme s’il existait alors qu’il s’agissait d’une simulation.
Pour conclure d’une façon plus pragmatique les parties peuvent continuer à convenir de clauses limitatives de responsabilité qui s’appliqueront même en cas de manquement à une obligation essentielle, pour autant que la clause n’est pas dérisoire et ne vide pas l’engagement du débiteur de sa substance, et pour autant que le manquement ne résulte pas d’un comportement anormal.
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[1] Cass. com, 22 octobre 1996, n° 93-18.632
[2] Cass. Com., 13 février 2007, n° 05-17.407
[3] CA Paris, 26 novembre 2008
[4] Cass., 1re civ., 11 octobre 1966 : Bull. civ. 1966, I, n° 466 ; JCP G 1967, II, 15193, note G. de La Pradelle, et Cass., com., 17 juillet 2001, JCP E 2002, n° 37
[5] Cass., Chambre Mixte, 22 avril 2005, n° 02-18.326, n° 03-14.112
[6] Cass., Com., 21 février 2006, n° 04-20.139
[7] Cass., Chambre Mixte, 22 avril 2005, pourvoi n°03-14.112