CA Paris, 18 octobre 2012 – Cass. com., 4 décembre 2012 – CA Paris, 29 janvier 2013

Rares sont les sujets qui, comme l’article 1843-4 du Code civil, donnent lieu à autant d’articles, d’interprétations doctrinales et de tergiversations à chaque nouvel arrêt rendu par une cour d’appel ou par  la Cour de cassation. Il est vrai que l’ambiguïté constante de la rédaction de ces arrêts ne contribue pas à clarifier un sujet qui mériterait pourtant, pour des raisons évidentes de sécurité juridique des transactions, de l’être une bonne fois pour toutes.

Après avoir apporté quelques précisions plutôt sibyllines en rejetant la demande de transmission au Conseil Constitutionnel de deux questions prioritaires de constitutionalité visant cet article (cf. Cass. com., 8 mars 2011, que nous avions commenté dans La Revue : Modalités d’application de l’article 1843-4 du Code civil  ), la jurisprudence a de nouveau été amenée à se prononcer sur ce sujet récemment ; ce qui nous conduit à refaire un point d’étape sur les dernières évolutions de ce long feuilleton qu’est le champ d’application de l’article1843-4 du Code civil.

I. Rappel de l’état antérieur de la jurisprudence

Rappelons que l’article 1843-4 du Code civil dispose que : « Dans tous les cas où sont prévus la cession des droits sociaux d’un associé, ou le rachat de ceux-ci par la société, la valeur de ces droits est déterminée, en cas de contestation, par un expert désigné, soit par les parties, soit à défaut d’accord entre elles, par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés et sans recours possible. ».

Historiquement, le domaine « naturel » de l’article 1843-4 du Code civil était donc l’existence d’une contestation du prix de cession de droits sociaux, dans le cadre d’une cession prévue par la loi et non spontanément voulue par les parties (cession consécutive au refus d’agrément d’un nouvel actionnaire/associé dans une SARL, une SA ou une société civile, retrait d’un associé dans une SNC ou une société civile, exclusion d’un associé ou d’un héritier dans une SNC, une SARL ou une société civile, rachat des droits sociaux dans le cadre d’une procédure de nullité, …).

Toutefois, la jurisprudence a progressivement étendu le champ d’application de cet article à « tous les cas où la cession de droits sociaux ou leur rachat sont prévus », c’est-à-dire non seulement dans les cas expressément prévus par la loi, mais également lorsque cette cession ou ce rachat sont prévus par les statuts (cf. Cass. com., 4 décembre 2007).

Cette extension a immédiatement eu des conséquences importantes, la jurisprudence ayant parallèlement donné une nouvelle portée à la mission de l’expert désigné en application de cet article. En effet, dans le cadre de la mission qui lui est impartie (à savoir, fixer le prix de cession), le tiers n’est (i) ni tenu de respecter le principe du contradictoire, (ii) ni tenu de suivre les indications données par les parties (ou par le juge) concernant la méthode d’évaluation et les éléments à prendre en compte pour la détermination du prix. Il a donc toute latitude pour déterminer la valeur des titres selon les critères qu’il juge les plus appropriés… et parmi lesquels peuvent (!) figurer ceux prévus par les statuts (cf. Cass. com., 5 mai 2009 et Cass. com., 16 février 2010).

Cette extension et ses conséquences ont conduit les praticiens à « déplacer » la plupart des clauses de cession et de rachat de droits sociaux (clause de sortie conjointe, clause de retrait, clause dite de « bad leaver », etc.) et les mécanismes de fixation du prix de cession y relatifs dans des pactes extrastatutaires et à recourir, le plus souvent possible, à des promesses de vente et d’achat.

En effet, malgré une certaine ambiguïté, la jurisprudence (cf. Cour d’appel de Versailles, 10 septembre 2009 et Cass. com., 24 novembre 2009) semblait disposée, si ce n’est à écarter expressément l’application de l’article 1843-4 du Code civil aux clauses prévues dans des accords extrastatutaires, du moins à considérer que, sur la base de promesses de vente librement consenties, dans ces accords, selon un prix déterminable sur des éléments objectifs, la cession devenait parfaite dès la levée de l’option et que le prix ne pouvait faire en conséquence l’objet d’aucune contestation antérieure à la conclusion de la cession.

Plus que la nature statutaire ou extrastatutaire de l’acte prévoyant le processus de cession ou de rachat de titres, c’était donc l’absence de contestation avant la cession ou le rachat qui conduisait à écarter l’application de l’article 1843-4 du Code civil. Le mécanisme des promesses de vente et/ou d’achat permettait donc d’échapper à l’application de cet article.

II. Évolutions récentes de la jurisprudence

  • L’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 18 octobre 2012 semble être dans la droite ligne de la jurisprudence antérieure, en énonçant que « l’article 1843-4 du Code civil n’est pas applicable en cas de promesse de vente librement consentie selon un prix déterminable sur des éléments objectifs ». En l’espèce, le règlement d’un plan d’options de souscription d’actions prévoyait que chaque bénéficiaire d’options s’engageait irrévocablement, par le biais d’une promesse de vente, à céder les actions issues de ces options en cas de cessation de son activité professionnelle au sein de la société et précisait les modalités de fixation du prix de cession de ces actions. Les bénéficiaires de la promesse de vente ayant levé leur option et notifié le prix calculé par application des stipulations du règlement, le prix antérieurement déterminable était devenu déterminé dès la levée de l’option, rendant la vente parfaite au jour de cette levée.

 

  • C’était sans compter sur l’arrêt rendu un peu moins de deux mois plus tard par la Cour de cassation (Cass. com. 4 décembre 2012) sur des faits pourtant assez proches. En l’espèce, la charte des associés d’un groupe prévoyait que tout salarié titulaire d’actions de la société dans le cadre d’un PEE s’engageait irrévocablement, par le biais d’une promesse de vente, à céder ses actions en cas de cessation de ses fonctions salariées au sein du groupe et précisait les modalités de fixation du prix de cession de ces actions. L’arrêt rendu dans cette affaire par la Cour d’appel de Paris, qui avait refusé de faire droit à la demande d’application de l’article 1843-4 du Code civil au motif que les parties n’avaient nullement convenu de recourir à cet article en cas de désaccord, a été cassé par la Cour de cassation, qui a considéré qu’en statuant ainsi, la Cour d’appel avait violé ce texte par refus d’application.

Reste à évaluer la portée réelle de cet arrêt qui, à nouveau, est loin d’être d’une clarté à toute épreuve.

Pour la majorité de la doctrine, l’extension du champ d’application de l’article 1843-4 du Code civil aux accords extrastatutaires est désormais consacrée. Bien que cela ne soit pas totalement certain (le fondement du pourvoi en cassation étant que la charte des associés constituait « une convention assimilable à un acte statutaire », car imposable à tous les associés présents et futurs et modifiable à une majorité déterminée et non à l’unanimité), la Cour de cassation ne paraît pas, compte tenu de la rédaction de l’attendu principal, s’être arrêtée sur la nature de l’acte. Il est donc peu probable que la Haute juridiction ait entendu limiter le champ d’application de l’article 1843-4 du Code civil aux « conventions assimilables aux actes statutaires ».

La doctrine s’accorde également sur le fait qu’au vu de cet arrêt, l’article 1843-4 du Code civil est applicable même si les parties n’ont pas prévu le recours à un expert en cas de désaccord. Si ce principe en lui-même ne fait pas de doute, on peut s’interroger sur la position qui aurait été arrêtée par la Cour si la charte des associés avait prévu le recours, en cas de désaccord, à l’expert prévu par l’article 1592 du Code civil (dispositions souvent utilisées par les praticiens dans le cadre de promesses de vente et d’achat, compte tenu de la sécurité juridique qu’elles procurent, l’expert désigné aux termes de cet article étant tenu de respecter la méthode d’évaluation fixée par les parties). Les juges auraient-ils écarté l’article 1592 du Code civil au profit de l’article 1843-4 du même Code ou auraient-ils considéré que l’associé devant céder ses actions était suffisamment protégé par le recours à un tiers estimateur, bien que la mission de ce dernier soit plus encadrée ?

Enfin, la doctrine est plus divisée quant à la portée de cet arrêt sur la nécessité ou non que la contestation soit antérieure à la cession.

En l’espèce, il semble bien que, même si, tout comme dans les faits ayant donné lieu à l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 18 octobre 2012, les bénéficiaires de la promesse de vente avaient levé l’option d’achat, la Cour de cassation considère cependant que l’article 1843-4 du Code civil est applicable. Cela ne signifie toutefois pas nécessairement qu’elle estime qu’une contestation peut désormais naître après la conclusion de la vente. En effet, la Cour ne fait que censurer les juges du fond, qui ont considéré que cet article était invoqué à tort, « puisque les parties n’ont aucunement convenu, en cas de désaccord, de designer un expert pour la détermination du prix de cession des actions ». De ce fait, la Haute juridiction se limite à rappeler le principe énoncé ci-dessus, selon lequel l’article 1843-4 du Code civil est applicable même si les parties n’ont pas prévu le recours à un expert en cas de désaccord.

Espérons que cette interprétation « limitative » de l’arrêt de la Cour de cassation soit correcte et que la volonté de cette dernière ne soit pas de considérer désormais que l’article 1843-4 du Code civil est applicable dès qu’il y a désaccord, quel que soit le moment où ce désaccord intervient. En effet, cela rendrait alors inopérants et inefficaces tous les mécanismes de prédétermination du prix de cession arrêtés préalablement par les associés, ces derniers pouvant à coup sûr être remis en cause par un expert désigné, y compris après la vente, celui-ci étant alors libre d’appliquer la méthode de détermination du prix de son choix.

Comme l’appelle de ses vœux une partie de la doctrine, la seule question qui devrait guider les juges dans l’application de l’article 1843-4 du Code civil est de savoir si la partie forcée de céder ses titres a librement et expressément accepté, lorsqu’elle a acquis lesdits titres, le mécanisme de détermination du prix de cession mis en place. Si tel est le cas, les principes de liberté contractuelle et de force obligatoire des conventions devraient rendre impossible toute constatation ultérieure, sauf à remettre en cause tous les objectifs politiques et économiques recherchés par les parties lors de la mise en place de telles clauses.

  • L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 29 janvier 2013 semble plaider dans le sens de cette interprétation « limitative » de l’arrêt de la Cour de cassation. En l’espèce, un protocole d’accord et un pacte d’actionnaires prévoyaient que tout actionnaire promettait de céder ses actions s’il quittait la société pour quelque motif que ce soit, les autres actionnaires promettant réciproquement de les lui racheter dans les trois mois de son départ, à un prix de cession calculé en fonction de la valeur nette comptable de la société résultant du dernier exercice dont les comptes auraient été approuvés. Jugeant que la cession était, d’ores et déjà, parfaite à la date à laquelle l’actionnaire licencié avait fait part de sa demande d’expertise en application de l’article 1843-4 du Code civil, la Cour d’appel a jugé cette demande irrecevable.

Pour statuer ainsi, la Cour a donné un sens très « libéral » à la forme que pouvait prendre une levée d’option, en considérant que la lettre de convocation de l’actionnaire licencié à une Assemblée Générale ayant pour ordre du jour la fixation du prix de cession de ses actions par application de la méthode définie dans le pacte d’actionnaires valait à elle seule levée de l’option emportant formation de la vente. Si considérer qu’une telle lettre de convocation vaut levée d’option peut paraître contestable, force est de louer l’intention des juges du fond, qui ont manifestement voulu mettre un coup de frein à la multiplication des recours intempestifs à l’article 1843-4 du Code civil.

En conclusion

Au vu de cette évolution jurisprudentielle, le recours à la forme sociale de la SAS (dans laquelle l’utilisation de l’article 1843-4 du Code civil en cas de cession ou de rachat des titres est doublement supplétif, puisque ce dernier ne s’applique (i) qu’en cas de silence des statuts et (ii) à défaut d’accord des parties), s’impose plus que jamais comme le plus sûr moyen de se prémunir d’une intervention de l’expert de l’article 1843-4 du Code civil.

Dans les autres formes de structures, (i) l’utilisation, dans des pactes extrastatutaires, de promesses de vente et d’achat expressément acceptées par les parties, incluant des mécanismes de levée d’option rendant la vente parfaite immédiatement, sur la base d’un prix déterminable au vu d’éléments objectifs, et (ii) le recours à l’expert de l’article 1592 du Code civil en cas de désaccord des parties sur la mise en œuvre de la méthode d’évaluation du prix de cession, avec un encadrement strict de la mission de cet expert reste envisageable, même si la sécurité juridique de telles clauses est de moins et moins assurée.