Depuis 1983, les États membres de l’Union européenne sont tenus de notifier à la Commission tout projet de norme et réglementation techniques s’appliquant aux produits et, depuis 1998, aux services de la société d’information.
L’actuel régime de notification a été codifié par la directive 98/34/CE du 22 juin 1998 et ses amendements successifs. Celle-ci prévoit l’observation d’une période d’attente, dite de statu quo, d’une durée minimale de 3 mois, au terme de laquelle l’État membre notifiant peut adopter la norme ou réglementation technique. Si la Commission ou un État membre émet un avis circonstancié durant la période de statu quo, celle-ci est prolongée de trois mois et l’État membre est tenu de répondre à l’avis en question. L’avis circonstancié est un document par lequel son auteur attire l’attention de l’État membre notifiant sur des aspects du texte notifié pouvant constituer des entraves à la liberté de circulation des marchandises.
L’affaire ayant fait l’objet de l’arrêt rendu ce 16 avril 2015 par le Tribunal de l’Union européenne concernait la notification effectuée le 29 décembre 2011 par la République française de son projet d’arrêté mettant en place un registre national des nanomatériaux.
Le 30 mars 2012, la Commission émit un avis circonstancié, ce qui eut pour effet de prolonger de trois mois la période de statu quo.
Le 16 avril 2012, un particulier demanda à la Commission d’accéder audit avis circonstancié. En date du 7 mai 2012, celle-ci rejeta la demande, se fondant sur une exception prévue à l’article 4, paragraphe 2, troisième tiret du règlement n°1049/2001 qui régit l’accès aux documents de la Commission, du Conseil et du Parlement européens. L’exception invoquée par la Commission se fonde sur la protection « des objectifs des activités d’inspection, d’enquête et d’audit ». Elle prévoit toutefois que la divulgation du document tombant sous l’exception puisse être justifiée en raison d’un intérêt public supérieur. La Commission considéra en l’espèce qu’un accès partiel à son avis circonstancié n’était pas possible et qu’il n’y avait aucun intérêt public supérieur justifiant la divulgation de l’avis. Le particulier ayant introduit une demande de confirmation auprès de la Commission, cette dernière réitéra son refus dans une lettre du 27 juin 2012.
La période de statu quo expira le 2 juillet 2012 et la République français répondit le 16 juillet 2012 à l’avis circonstancié. Le 26 juillet 2012, la Commission demanda à la France de lui transmettre son projet d’arrêté modifié, ce qu’elle fit le jour-même. Le 6 août 2012, l’arrêt créant le registre français des nanomatériaux fut adopté et fut notifié le 22 août 2012 à la Commission. Plus de deux mois plus tard, à savoir le 25 octobre 2012, la Commission conclut que l’arrêté français ne justifiait pas d’action en manquement à l’égard de la France et transmit, le même jour, une copie de son avis circonstancié au particulier à qui elle en avait précédemment refusé l’accès.
Dans l’intervalle, celui-ci avait introduit un recours en annulation contre la décision de refus d’accès de la Commission. Cette dernière, soutenue par la France dans le cadre de la procédure, invoqua sans succès le défaut d’intérêt à agir du particulier car ce dernier avait finalement reçu copie de l’avis circonstancié.
La première question évoquée devant le Tribunal de l’Union européen fut de savoir si la procédure de notification relevant de la directive 98/34/CE était une « enquête » au sens de l’article 4, paragraphe 2, troisième tiret du règlement n°1049/2001 et si, dès lors, l’avis circonstancié émis par la Commission faisait partie de l’enquête en question.
Le Tribunal a conclu par la négative en soulignant que la procédure de notification n’est pas une enquête car la Commission ne réunit pas des informations et ne vérifie par certains faits avant d’émettre son avis circonstancié. En outre, le Tribunal souligne que l’avis circonstancié de la Commission n’est qu’un avis non contraignant et intermédiaire. Il ne s’agit en aucune manière d’une décision résultant de recherches effectuées pour établir une infraction, car il ne pourrait y avoir d’infraction par l’État membre notifiant. En effet, la norme juridique notifiée n’existe qu’à l’état de projet au moment où la Commission émet son avis circonstancié ; l’État membre notifiant ne saurait se rendre coupable, de quelque façon, d’une violation du droit de l’Union puisque la norme juridique n’a pas encore d’existence dans l’ordre juridique de l’État membre.
Bien que sa réponse négative suffise à justifier l’annulation de la décision de la Commission refusant l’accès à son avis circonstancié, le Tribunal a poussé son raisonnement plus loin et écarté d’autres arguments avancés par la Commission. Il a souligné que la divulgation de l’avis circonstancié ne saurait nuire aux objectifs de coopération entre les États membres et la Commission, poursuivis par la directive 98/34/CE, car cette coopération ne dépend pas du tout de l’émission d’un avis circonstancié mais des dispositions de la directive elle-même. Au contraire, le Tribunal interprète la divulgation de l’avis circonstancié auprès des citoyens comme un moyen renforçant l’obligation de coopération de l’État membre notifiant, ce dernier étant, selon le Tribunal, une incitation supplémentaire à tenir compte de l’avis de la Commission à propos de son projet de norme ou règlement technique.
Avec cet arrêt, le Tribunal ouvre nettement la voie vers une diffusion généralisée des avis circonstanciés de la Commission à propos de projets de normes ou réglementations techniques nationales. La circonstance que l’affaire en l’espèce concerne ce qui devint le registre français des nanomatériaux n’est pas anodine et, au contraire, démontre l’importance pour les citoyens, organisations non-gouvernementales et entreprises d’anticiper des changements normatifs.
En effet, la France, puis le Danemark et, enfin, la Belgique, sont les trois États membres s’étant dotés depuis 2012 d’un registre national des nanomatériaux. Si le registre français fut précédé de débats publics impliquant un certain nombre de personnes concernées par la mise sur le marché de nanomatériaux, ce ne fut point le cas au Danemark et en Belgique. Dans le cas belge, le registre entrant en vigueur le 1er janvier 2016 ne fit même pas l’objet de débats parlementaires, le gouvernement de l’époque ayant préféré se fonder sur une loi existante pour adopter un nouvel arrêté. L’accès à l’avis circonstancié de la Commission permet aux personnes intéressées de vérifier si un État membre tient suffisamment compte des remarques de la Commission et, éventuellement, d’attirer l’attention de celle-ci lorsque le projet finalement adopté demeure contraire au droit européen. À cet égard, l’arrêt de ce 16 avril 2015 constitue une avancée en faveur du contrôle de l’adoption des normes et réglementations techniques par les destinataires de celles-ci.
Article rédigé par Anthony Bochon – Squire Patton Boggs Bruxelles