Cass. com. 8 mars 2011, n° 10-40069 10-40072
Par un arrêt du 8 mars 2011, la chambre commerciale de la Cour de cassation a refusé de transmettre au Conseil Constitutionnel deux questions prioritaires de constitutionnalité visant l’article 1843-4 du Code civil.
Ces deux questions portaient sur la compatibilité des dispositions prévues par cet article avec les droits et libertés garantis par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et la Constitution.
Les motifs du refus de la Cour de cassation sont intéressants, car ils apportent un éclairage complémentaire sur les raisons pour lesquelles la Cour a, depuis quelques temps déjà, par des arrêts très contestés par la doctrine, largement étendu le champ et les modalités d’application de cet article.
Rappelons que l’article 1843-4 du Code civil dispose que : « Dans tous les cas où sont prévus la cession des droits sociaux d’un associé, ou le rachat de ceux-ci par la société, la valeur de ces droits est déterminée, en cas de contestation, par un expert désigné, soit par les parties, soit à défaut d’accord entre elles, par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés et sans recours possible. ».
Le domaine « naturel » de l’article 1843-4 du Code civil est donc l’existence d’une contestation du prix de cession de droits sociaux, dans le cadre d’une cession prévue par la loi et non spontanément voulue par les parties (cession consécutive au refus d’agrément d’un nouvel actionnaire/associé dans une SARL, une SA ou une société civile, retrait d’un associé dans une SNC ou une société civile, exclusion d’un associé ou d’un héritier dans une SNC, une SARL ou une société civile, rachat des droits sociaux dans le cadre d’une procédure de nullité).
Toutefois, la jurisprudence a, depuis quelques années, tendance à considérer que, le texte envisageant « tous les cas où la cession de droits sociaux ou leur rachat sont prévus », sans détailler la source de la prévision, l’article 1843-4 du Code civil peut aussi s’appliquer en dehors des cas expressément prévus par la loi.
La Cour de cassation a ainsi successivement jugé que l’article 1843-4 du Code civil pouvait également s’appliquer, soit dans le cadre d’une cession amiable de droits sociaux (champ d’application traditionnel d’un autre article – l’article 1592 du Code civil – prévoyant le recours à un tiers pour déterminer un prix de cession), soit dans le cadre d’une cession forcée prévue par une clause statutaire ou extrastatutaire, telle qu’une clause de rachat, une clause de sortie conjointe, une clause de retrait ou une clause d’exclusion (voir, par exemple, Cass. com. 4 décembre 2007, Cass. com. 24 novembre 2009).
Or, cette extension du domaine de l’article 1843-4 du Code civil a des conséquences importantes, compte tenu de la portée que la jurisprudence récente donne à la mission de l’expert.
En effet, dans le cadre de la mission qui lui est impartie (à savoir, fixer le prix de cession), le tiers n’est (i) ni tenu de respecter le principe du contradictoire, (ii) ni tenu de suivre les indications données par les parties (ou par le juge) concernant la méthode d’évaluation et les éléments à prendre en compte pour la détermination du prix. Il a donc toute latitude pour déterminer la valeur des actions selon les critères qu’il juge les plus appropriés… et parmi lesquels peuvent (!) figurer ceux prévus par les statuts ou le pacte extrastatutaire (voir, par exemple, Cass. com. 5 mai 2009 et Cass. com. 16 février 2010).
Le tiers jouit ainsi d’une totalité liberté qui peut le conduire, mais uniquement s’il l’estime opportun, à prendre en compte les méthodes et critères d’évaluation retenus par les parties et il est donc impossible pour le juge ou les parties d’encadrer sa mission.
L’estimation du tiers a force obligatoire entre les parties. Elle ne peut être modifiée par le juge qu’en cas d’erreur grossière ou de dépassement de pouvoirs.
C’est justement l’absence d’obligation de respecter le principe de contradiction et l’absolue liberté qui est laissée au « tiers-estimateur » dans la détermination des critères d’évaluation du prix de cession qui motivaient les deux questions prioritaires de constitutionnalité posées à la Cour de cassation.
Or, en refusant de transmettre ces questions au Conseil Constitutionnel, la Cour de cassation en profite pour légitimer et préciser son « mode d’emploi » de l’article 1843-4 du Code civil.
D’une part, elle énonce que les dispositions de l’article 1843-4 du Code civil « n’ont ni pour objet ni pour effet d’investir l’expert du pouvoir de prononcer une sanction ayant le caractère de punition et ne font pas par elles mêmes obstacle à l’application d’une procédure contradictoire. ».
D’autre part, elle précise que ces dispositions « visent seulement à garantir, dans tous les cas où sont prévus la cession des droits sociaux ou le rachat de ceux-ci par la société, et s’il y a désaccord sur leur valeur, la juste évaluation des droits du cédant par l’intervention d’un tiers chargé de fixer cette valeur pour le compte des parties sans être tenu à se plier à des clauses qui pourraient être incompatibles avec la réalisation de cet objectif. ».
Imposer à l’expert de respecter les méthodes d’évaluation prévues par les parties pourrait ainsi compromettre l’objectif de la mission du tiers-estimateur, l’efficacité et le résultat de la mission prévalant, en outre, sur la stricte observation des exigences du contradictoire.
Toutefois, pour la doctrine, l’utilisation de l’expression « s’il y a désaccord sur leur valeur » et non des termes mêmes de l’article 1843-4 du Code civil, qui parle, quant à lui, de « cas de contestation », pourrait laisser supposer que l’existence d’un accord des parties sur la valorisation de leurs droits sociaux serait de nature à empêcher que les conditions d’application de l’article 1843-4 du Code civil soient réunies. En cela, la Cour de cassation pourrait avoir posé les limites de l’extension du domaine de l’article 1843-4 du Code civil amorcée depuis quelques années. Elle n’a cependant pas choisi, comme le préconisait une partie de la doctrine, de limiter son champ d’application aux seuls cas prévus par la loi, en excluant clairement les cessions provenant de la seule convention des parties.
Enfin, d’un point de vue pratique, rappelons qu’il existe, à ce jour, deux moyens efficaces de limiter l’application automatique de l’article 1843-4 du Code civil :
En premier lieu, le recours à l’article L. 227-18 du Code de commerce, applicable aux SAS, prévoyant que le recours à l’article 1843-4 du Code civil est doublement supplétif, puisque ce dernier ne s’applique (i) qu’en cas de silence des statuts et (ii) à défaut d’accord des parties. Les parties peuvent donc librement opter, dans les statuts, pour l’application des dispositions de l’article 1592 du Code civil, qui leur permet de préciser les termes de la mission du tiers et, notamment, de lui donner des indications précises sur la méthode d’évaluation et les éléments à prendre en compte dans celle-ci.
En second lieu, le recours aux promesses librement consenties, qui n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 1843-4 du Code civil, dès lors que le prix est déterminable sur la base d’éléments objectifs, et qui peuvent figurer dans les statuts ou dans les pactes extrastatutaires, en lieu et place des cas de cessions forcées, par exemple.