I/ PROLEGOMENA

Rendons à César ce qui revient à César (sans oublier ni Moise ni Platon) Dieu à Jérusalem, la Philosophie à Athènes, le Droit à Rome (Jupiter, Zeus, Solon, le pape et tous les autres me pardonneront ce raccourci brutal.)

Soit quelques définitions justement célèbres:

« Celui qui s’adonne au droit doit d’abord savoir d’où vient ce mot (ius. Il tire son nom de la justice (iustitia. En effet, selon l’élégante définition de Celse, le droit est l’art du bon et de l’équitable » ( «Iuri operam daturum prius nosse oprtet, unde nomem iuris descendat est autem a iusticia appellatum ; nam, uteleganter celsus definit, ius est ars boniet aequi ») (Ulpien, Digeste, Livre 1, Titre 1, lex 1, principium)

« Connaître les lois, ce n’est pas en posséder les mots, mais en connaître les effets et les virtualités » (« Scire leges non hoc est verba earum tenere, sed vim ac potestatem ») (Celse, D. 1, 3, 17 ).

Rappeler que le droit fut le génie propre de Rome est un cliché et un understatement.

Le droit romain est une ratio scripta. Il a joué pour l’Occident un rôle de mythe rationnel, une « viva vox juris » (une voie/voix vivante du droit). La fonction heuristique du texte fondateur est de produire la raison. A ce titre, le Corpus Juris Civilis de Justinien a statut de totem et d’emblème. Comme l’a démontré avec force le professeur Legendre, il signifie, sur le mode de l’emblème, le principe de signification.

Tout cela participe d’une logique dogmatique (toujours au sens legendrien du terme), autrement dit, l’assurance légendaire des juristes qu’il existe une logique de la loi pour tous les temps et que les romains l’ont d’abord inventé. « Res sanctissima civilis sapientia » (Cette chose très sainte la connaissance du droit. Reprenons la préface des « Institutiones » de Justinien:

« Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ. L’Empereur César Flavius Justinien, vainqueur des Alamans, des Goths, des Germains, des Francs, … des Africains, pieux, heureux, célèbre, victorieux et triomphateur toujours auguste, à la jeunesse avide [d’étudier] les lois.

La majesté impériale ne doit pas seulement être illustrée par les armes, elle doit aussi être armée par les lois : ceci afin que l’État soit correctement gouverné à la fois en temps de paix et en temps
de guerre ; que le Prince non seulement soit victorieux de ses ennemis dans les batailles mais aussi qu’il réprime les iniquités des calomniateurs par la sagesse de ses lois ; et qu’il se rendre aussi recommandable par le droit que magnifique par ses victoires ». (Préface des « Institutes », Constitutio Imperatoriam Maiestatem ; 21 novembre 533) :

Nous sommes ici au cœur d’un montage essentiel, un bouclage social, une manigance d’écritures et de paroles comme procédure de collage (J’y reviendrai dans « Marginalia » 8. La trame sociale est écrite dogmatiquement et il n’existe pas d’organisation sans une légalité rapportable à un texte idéal. Or le droit romain qui a fonctionné comme un « empire de la vérité » (Legendre) a été un ciment et un totem indispensable dans la construction du chef d’œuvre de l’occident je veux parler de l’Etat.

II/ DU DROIT ROMAIN

« Si les Grecs inventèrent la rationalité critique, l’égalité devant la loi et la science, les Romains mirent leur génie, par leurs magistrats et jurisconsultes, dans le droit en départageant la frontière du mien et du tien. Ils conçurent des concepts et des formules distinguant les personnes et leurs divers états (personnes physiques et morales, minorité, tutelle, famille, mariage, etc.), répartissant les droits de ces personnes sur les choses (propriété, possession, servitude, biens meubles et immeubles, etc.), puis classant les obligations entre ces personnes (contrat, dépôt, hypothèque, mandat, etc.). Le droit privé romain s’est avéré au cours des siècles une puissante boite à outils garantissant l’échange de la propriété entre les personnes de la société civile. Cependant, la libre jouissance de la propriété était réservée aux citoyens et aux affranchis; elle n’était pas encore vue comme un droit universel de l’Homme. » (Marc Chevrier)

A/ L’élaboration d’une "science" juridique autonome

Quelques traits saillants pour résumer une période 1000 ans qui s’étend de la République (la loi des XII Tables) au VIème siècle de notre ère (codification justinienne);

La séparation des domaines religieux (fas), moraux (mos) et juridiques (ius)
Les Romains à l’age classique distinguent trois ordres de règles, et confient à des autorités différentes le soin d’en assurer l’observation. Le domaine religieux est réservé aux pontifes, les censeurs veillent au respect des mœurs, l’administration de la justice relève des préteurs.
Le droit est ainsi désacralisé et peut faire l’objet de discussions, de critiques et d’un enseignement en principe ouvert à tous les citoyens.

La distinction entre le droit public et le droit privé
Le ius publicum est la branche du droit qui a pour objet le peuple romain (populus Romanus Quiritium) dans son organisation constitutionnelle et son fonctionnement. Le ius privatum est la branche du droit qui a pour objet la personne privée (privatus) dans son statut, et la protection de ses intérêts vis-à-vis d’autrui.

La distinction du fait et du droit
Les Romains opposent parfois aux situations créées sous l’empire du droit, celles qui s’établissent indépendamment de lui et ne sont que des situations de fait. L’exemple qui vient aussitôt à l’esprit est le distinguo entre la propriété, droit reconnu et protégé par la rei vindication et la possession, pure situation de fait consistant dans la maîtrise exercée sur une chose corporelle par une personne.

B/ L’esprit des lois romaines

La plasticité des structures juridiques et l’économie des moyens utilisés

Les Romains ont mis en place « l’alphabet du droit » . A Rome « la jurisprudence ancienne ne tolère que des corps simples, elle ignore les corps composés » (Jhering; L’esprit du droit romain. Les sources formelles du droit (lois, plébiscites, « sénatus consultes », constitutions impériales, édits des magistrats) et les institutions que ces sources organisent, sont limitées.

Les corps juridiques simples sont affectés par la jurisprudence à des fonctions économiques multiples. La stipulatio par exemple peut servir à contracter les dettes les plus variées : promesse de donation, promesse de conclure dans la suite un contrat réel, modification d’une dette existant antérieurement, promesse de payer la dette d’un tiers, etc.

Les Romains ont donc su élaborer des matériaux de base au maniement simple, précis et souple, et organiser progressivement et avec logique un système juridique extrêmement vaste, cohérent et raffiné. Le commentaire de Jhering sur l’essence analytique et synthétique du droit romain mérite d’etre médité par nos juges : « …Une jurisprudence qui l’ignore, c’est-à-dire qui ne sait pas économiser les matériaux, est écrasée sous leur masse toujours croissante et succombe sous le poids de sa propre richesse.

Un droit pratique et prétorien; la casuistique

Le droit romain n’est pas conçu à priori en vertu de principes généraux ou philosophiques. Il est d’abord destiné à répondre à des nécessités pratiques pour remplir une fonction « utile».

Le procès se divise ainsi en deux phases (système de l’ordo):

– une phase « in iure » lors de laquelle les aspects juridiques du litige sont examinés par le préteur qui délivre au demandeur une formule lorsqu’il estime la demande recevable;

– une phase « in iudicio » (apud iudicem) durant laquelle la formule est ensuite présentée au juge (iudex) qui vérifie si les faits qu’elle mentionne correspondent bien à la réalité.

Les formules visées dans l’édit du préteur constituent la fondation du corpus judiciaire romain. Le parallèle avec les débuts de la Common Law (12ème et 13ème siècle) et son stock de « writs » est évident. Pas d’action pas de droit.

III/ INFLUENCE ET RECEPTION DU DROIT ROMAIN

Les Romains sont conservateurs. A l’instar des Anglais, ils n’aiment pas rompre avec le passé. Une approche archéologique s’impose. De nouvelles structures s’ajoutent aux strates anciennes. C’est à la pratique et à l’usage qu’il revient d’opérer une sélection quasi « naturelle » dans les normes et les institutions.

L’autorité du droit romain va perdurer prés de 1500 ans ne déclinant qu’avec la formation des états nations et des codifications nationales. En France son influence est forte dans les régions « de droit écrit » (le sud). Nos grands jurisconsultes Du Moulin (1500-1566), Domat (1625-1696) et Pothier (1699-1772) glosent le droit coutumier et le droit romain. Le « Pandectae in novum ordinem redactae ») de ce dernier a influencé le Code Napoléon de 1804 (toujours l’Empire !).

En Allemagne, la réception du droit romain -prestigieux et sophistiqué- a été encore plus profonde et durable. Il est devenu le « droit commun » d’une nation qui a connu une unification tardive. Au XIX em siècle l’école historique allemande fondée par Savigny donne aux études romanistes une nouvelle impulsion et provoque une « seconde réception » du droit romain. Les Pandectistes exerceront une influence capitale sur la rédaction du BGB (1900). Les règles de ce code sont, pour une moitié environ, directement d’origine romaine. Les codifications française et allemande ont à leur tour servi de modèles à d’autres législations, perpétuant dans de nombreux secteurs du droit privé les influences romaines. « Dignitas non moritur »…

IV/ TAPAS JURIDIQUES: QUELQUES ADAGES

La société la justice et le droit
« Ubi societas, ibi jus »
(Pas de société sans droit)

« Quod principi placuit legis vigorem habet »
(Ce qui a paru convenable au Prince a force de loi)

« Jus est ars boni et aequi »
(Le droit est l’art du bon et de l’équitable)

« Juris praecepta sunt haec : honeste vivere, neminem laedere, suum quique tribuere »
(Les préceptes du droit sont les suivants : vivre honnêtement, ne pas nuire à autrui, rendre à chacun ce qui lui est dû) (Digeste, 1,1,1, paragr 1)

La famille

« Ilium eum definimus qui ex vivo et uscore » (Loi « filium »)
(Nous définissons fils celui qui naît du mari et de son épouse)

« Pater is est quem nuptiae demonstrant »
(Le père est celui que le mariage désigne)

Les obligations

« Pacta sunt servanda »
(Les conventions doivent être respectées)

« Nemo auditur propriam turpitudinem allegans”
(Personne ne peut alléguer sa propre turpitude)

« Jus civile est aequitas constituta iis qui ejusdem civitatis sunt ad res suis obtinendas »
(Le droit civil, c’est l’absence d’enrichissement au détriment de l’autre)

« Actus interpretandus est potius ut valeat quam ut pereat »
(L’acte doit être interprété de façon à lui donner vie plutôt que de le laisser sans effet)

« Ubi lex non distinguit nec nos distinguere debemus »
(Où la loi ne distingue pas, il ne faut pas distinguer)

« Nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet »
(Nul ne peut transférer à autrui plus de droits qu’il n’en a lui-même)

L’équité

« Aequitas in omnibus rebus praecipuam esse justitiae aequitatisque quam stricti juris rationem »
(En toutes choses il faut préférer la raison de la justice et de l’équité à celle du droit strict)

« Aequitas lucet per se »
(L’équité brille d’elle-même)

Le procès

« Audi alteram partem »
(Entends l’autre partie)

« Jura vigilantibus, tarde venientibus ossa »
(Aux vigilants les droits, aux retardataires les os)

« Onus probandi incumbit actori »
(La charge de la preuve incombe au demandeur)

V/ WHAT’S WHAT – WHO’S WHO

La Loi des 12 tables (451 av JC)

Premier monument juridique de Rome, vénérée, elle pose les fondements d’un droit civil ainsi que les moyens pour les citoyens de les faire sanctionner grâce à des actions précises. Le procès est fondé sur une « action de la loi » (legis actio). Outre les règles de procédure, la Loi compile des coutumes archaïques traitant de droit pénal, rural et de rapports de voisinage. Cicéron rapporte qu’enfant il apprenait les tables par cœur à l’école.

D’ivoire ou de bronze elles furent affichées au Forum. Détruites à plusieurs reprises, les tables de la loi ont été reconstituées à partir de citations qu’en fait la littérature postérieure.

Marcus Tullius Cicero (Cicéron) (106-43 av JC)

L’Avocat et l’Orateur de la latinité. La pureté légendaire de son latin et de son style est redécouverte à la Renaissance par les humanistes (querelle du cicéronisme). Il commence sa carrière de magistrat comme questeur en 75 av JC, et meurt en martyr de la liberté assassiné par les séides d’Antoine en 43 av JC (« Cedant arma togae …»).

D’une immense culture, brillant, Cicéron fut parfois vénal, faible et versatile (Salluste ne ménage pas ses critiques. Il soutint successivement Pompée, puis Octave contre Antoine, accélérant la chute de la République. Plutarque, toujours pittoresque, rapporte dans ses « Vies » : « Quand on apporta ces pauvres membres tronçonnés à Rome, Antoine …commanda qu’on allat porter la tête et les main sur la tribune aux harangues…Ce fut un spectacle horrible et effroyable aux Romains, qui n’estimèrent pas voir la face de Cicéron, mais une image de l’ame et de la nature d’Antoine» Summa injuria, summum jus !?

Le corpus des écrits de Cicéron est vaste : correspondance, oeuvres philosophiques, plaidoyers et discours politiques, et œuvre rhétorique (« De oratore »). Docere (prouver) + Delectare (plaire) = Emouvoir (et pour cela susciter la colère ou la pitié).

Le « De Officiis » affirme la dignité de la personne humaine 1500 ans avant l’ « Oratio de hominis dignitate » de Pic de la Mirandole. Dans la continuation de « l’Ethique à Nicomaque » d’Aristote, le « De Republica » rappelle l’existence d’une norme supérieure, d’un droit naturel au-dessus des lois contingentes. « Il est une loi véritable, la droite raison, conforme à la nature, universelle, immuable, éternelle, dont les ’ordres invitent au devoir dont l’ambition éloigne du mal … Cette loi ne saurait être contredite par une autre, ni rapportée en quelque partie, ni abrogée tout entière…Elle n’a pas besoin d’un nouvel interprète ou d’un organe nouveau. Elle ne sera pas autre dans Rome, autre dans Athènes ; elle ne sera pas demain autre qu’aujourd’hui ; mais dans toutes les nations et dans tous les temps, cette loi règnera toujours, une, éternelle, impérissable ; et le guide commun, le roi de toutes les créatures, Dieu lui même, donne naissance, sanction et publicité à cette loi, que l’homme ne peut méconnaître sans se fuir lui-même et sans renier sa nature (Cicéron, De Republica III, 17).

Quintilien (vers 35 – 100 ap JC)

Célèbre professeur d’éloquence, son « De institutione oratoria » (L’institution oratoire) rassemble son expérience de l’éloquence. Il traite de l’inspiration et de la manière d’agencer la matière, de l’exprimer, de la mémoriser, de l’orateur et du discours. L’ouvrage qui repose sur des sources grecques et latines est écrit avec chaleur et élégance dans un style rappelant celui de Cicéron.

La codification de l’Édit du prêteur (125-138 ap JC)

L’empereur Hadrien confia au jurisconsulte Salvius Julianus la mission de « mettre en ordre » les diverses dispositions de l’édit du préteur (Edictum praetoris). Lors de leur entrée en charge, les prêteurs (magistrats) font connaître par le biais de Proclamation affichée la manière dont ils entendent régler les questions de leur compétence pendant la durée de leurs fonctions (1 an).

Gaius (2ème s ap JC)

On ignore presque tout de ce jurisconsulte libanais. Il rédigea les « Institutes » (manuel destiné aux étudiants) vers 160. Le plan du manuel clair et logique fera date (distinguo entre les choses les personnes et les actions). Le texte des Institutes a été retrouvé en 1816 par l’ambassadeur de Prusse dans la bibliothèque du Chapitre de Vérone dans des circonstances rocambolesques (il figurait sur un manuscrit palimpseste des lettres de St Jérôme).

Les grands jurisconsultes classiques (Celse, Paul, Ulpien, Papinien, Modestin)

Si Quintus Mucius Scaevola et Servicius Sulpicius (1er s av JC) sont considérés comme les fondateurs de la « science » juridique romaine, ce sont les jurisconsultes des 2 premiers siècles qui ont fait le plus pour la grandeur et la célébrité de celle ci. Leurs ouvrages (des « Questions », « Règles », « Commentaires » etc.) ont fourni un bon tiers du Digeste. Après le milieu du IIIème siècle nous entrons dans une période de décadence. Avec la codification justinienne au VIème siècle (Voir Marginalia 8) les bases d’une renaissance et de la réception du droit romain sont posées.

(A suivre)