Introduction
« Nul n’est censé ignorer le langage » Valéry (Cahiers)
Il y a Antigone, Pathelin, Petit Jean, César Biroteau, Crainquebille, Josef K, Meursault, et beaucoup d’autres ; une famille nombreuse baroque, recomposée. Des coquins, des faquins, beaucoup de malheureux, de dupés: les enfants du droit et de la littérature.
Il y a l’incompréhension ; la société qui a peur de l’artiste, le droit qui a peur du langage, la censure. Des affaires célèbres et cette année par exemple, le 150ème anniversaire des procès des « Fleurs du mal » et de « Madame Bovary ». Baudelaire fut condamné, Flaubert n’a pas eu cet honneur !
Il y a la jalousie, des éclats de rires et des grincements de dents, la comédie de la procédure, le théâtre de la justice. Si la littérature a ses codes, sur les fictions et les récits en tous genres, les juristes aussi en connaissent un rayon.
Il y a le socle commun du langage, de la rhétorique, des espaces imaginaires partagés qui se fécondent et se nourrissent, le courant « droit et littérature » (« Law and literature ») aujourd’hui très prisé dans les universités américaines.
Stendhal qui promène ses romans comme un miroir le long des chemins et qui parcourt le code civil pour s’imprégner de la clarté de son style. L’écrivain n’est jamais totalement dupe dans cet univers de mots, de paroles et de culpabilité qu’est celui de la défense et du procès.
Il y a donc entre les lettres, le droit, la justice, des connivences et beaucoup de résonances. Ce n’est pas un hasard si Justinien et Gratien les deux pères de « l’un et l’autre droit » pour reprendre la formule consacrée , figurent en bonne place au paradis de la Divine Comédie.
Le rire (I), le juste (II), (ci après) l’imaginaire (III) et l’actualité (IV) (dans le Marginalia n° 6 du mois prochain) jalonneront notre propos.
I) Le rire (lorsque les hommes de lettres se moquent des hommes de lois)
Une étrange malédiction
La mauvaise réputation des gens de lois n’est plus à faire. C’est un topos intemporel et universel. Dans l’imaginaire collectif l’avocat est trop souvent bavard, marron, ou véreux. Le défenseur de la veuve et de l’orphelin reste l’exception. Les hommes de lois sont moqués partout. On respecte certains justes mais on raille la confrérie, son appât du gain (« L’huître et les plaideurs » La Fontaine), ses tics et son jargon (« M de Pourceaugnac » Molière). On méprise les juristes mais on les jalouse parfois et on les craint souvent.
La littérature miroir déformant mais utile, dans la longue durée, ne renvoie pas une image positive des juristes. La preuve par 4 chefs d’œuvres : « Les Guêpes », « Les Plaideurs », « La Mandragore », « Volpone ». Dans l’Éloge de la folie, Érasme a lui aussi des mots très durs contre les jurisconsultes de son temps .
En France la parution des « Caractères » de La Bruyère (1688) marque un certain infléchissement et le siècle des lumières est plutôt indulgent pour le barreau, ce qui n’est pas pour surprendre.
Mais de nouveau, à partir du 19ème siècle, les charges reprennent ; l’avocat est âpre au gain, cynique et sans scrupules. Ces méfiances et moqueries participent plus du cliché que d’un constat serein. Étonnante persistance de rancune et d’opprobre ! Quel est donc le péché originel des jurisconsultes éternellement marqués du sceau de l’infamie?
Des chefs d’œuvres
« La farce de maître Pathelin », chef-d’œuvre du théâtre comique médiéval (fin 15ème s.) met en scène un avocat peu scrupuleux et finalement dupé par son client dans une affaire de détournement de draps et de brebis. Un récit savoureux fonctionnant sur le ressort classique de l’arroseur arrosé. « Par saint Jean tu as raison. Les oisons mènent paître les oies. Je croyais être maître de tous les trompeurs d’ici et d’ailleurs, des aigrefins et bailleurs de paroles à tenir le jour du jugement, et un berger des champs me surpasse! ».
Avec « Les Plaideurs » (comédie inspirée des « Guêpes » d’Aristophane) Racine règle ses comptes avec le monde judiciaire. La pièce fut froidement accueillie à Paris mais à Versailles Louis XIV goûta la charge qui remet les robins à leur place.
Sur fond d’intrigue amoureuse, Racine fustige la folie des plaideurs (Chicanneau et la comtesse de Pimbesche), la vanité et le ridicule des avocats et de leurs plaidoiries creuses, la sénilité d’un juge (Dandin) qui envoie aux galères le chien Citron accusé d’avoir volé un chapon ! La plaidoirie de Petit Jean (l’avocat) reste un morceau de bravoure jamais surpassé.
Pour la petite histoire les procès d’animaux ne sont pas une élucubration sortie de l’imagination de Racine, mais une réalité judiciaire qui ne disparaîtra qu’avec l’Ancien régime (Voir Marginalia n° 2).
Du coté des « Anglois » : cynisme, sarcasme et « understatements »
Au sein d’une société civile fortement ancrée dans un état de droit sanctifié , il n’est pas étonnant que la littérature anglo-saxonne soit très fortement irriguée et pénétrée par des thématiques juridiques et judiciaires .
Shakespeare bien sûr, (dont les tragédies et drames en disent plus sur le pouvoir que tous les traités de science politiques) , Swift (« Gulliver’s Travels »), Dickens (« Bleak House », « Pickwick papers ») Lewis Carroll (« Alice’s Adventure in Wonderland »), John Mortimer (la saga des « Rumpole ») et beaucoup d’autres, sur un ton tantôt badin, tantôt grinçant ou sarcastique, nous parlent du droit, de la justice, des juristes.
On connaît l’hommage en forme de boutade de Lichtenberg : « En Angleterre, un homme accusé de bigamie est sauvé par son avocat qui prouve que son client avait trois femmes ».
II) Le juste improbable (entre les décrets des hommes et les lois de toujours)
Athènes
La littérature raconte, invente des fables, redécouvre des récits qui mettent en scène les grandes institutions du droit ; des réflexions sur la violence, la vengeance, l’équilibre entre le pouvoir et le désordre et, en définitive, les lois, la loi.
Le droit et la justice ne sont-ils pas des inventions littéraires autant que politique. Jean Pierre Vernant rappelle à propos d’Athènes : « La cité se fait théâtre ; elle se prend en quelque sorte comme objet de représentation et se joue elle-même devant le public »
L’ « Orestie » d’Eschyle récuse la loi du Talion et met en scène le procès, la délibération, le pardon (Oreste le matricide sera acquitté). Antigone ou plutôt les Antigones , sont des tragédies de la mort, du pouvoir et de la justice, élevées au rang de mythe. Antigone a violé l’édit de Créon mais elle a respecté les «lois non écrites, inébranlables, des dieux. Elles ne datent ni d’aujourd’hui, ni d’hier, mais de toujours. Personne ne sait quand elles sont apparues »
L’éternelle dénonciation de l’éternelle injustice (Grands et petits moralistes)
La fable et l’allégorie offrent le double avantage d’avancer a demi masqué et de mettre les rieurs de son côté tout en préservant la gravité du propos . Ainsi au Moyen-âge le « Roman de Renard » ou le « Roman de Fauvel » .
Sur le viol de la justice par le pouvoir et la force, la conclusion de La Fontaine dans « Les animaux malades de la peste » reste désespérante et sans appel :"Selon que vous serez puissant ou misérable/ Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir".
Son contemporain La Bruyère raille l’impudence des grands, dresse des réquisitoires contre l’injustice ou plus prosaïquement dénonce les lenteurs judiciaires : « Orante plaide depuis 10 ans entiers en règlement de juges pour une affaire juste, capitale, et où il y va de toute sa fortune ; elle saura peut-être dans 5 années quels seront ces juges, et dans quels tribunal elle doit plaider le reste de sa vie ». Tout est dit, rien de nouveau. La médiation est toujours d’actualité !
Deux siècles plus tard Anatole France dénonce avec une éloquence élégante et amère l’injustice de la loi, l’arbitraire de la justice. Dans « Jérôme Coignard » par exemple, à propos de la loi : « Ses murs redoutables s’élèvent sur le fondement des mensonges antiques, par l’art subtil et féroce des légistes, des magistrats et des princes ». Au-delà de la pochade judiciaire « L’affaire Crainquebille » est une fable profonde sur l’autorité et l’absurdité des abus judiciaires .
Au XXème siècle la fable animalière reste d’actualité avec « Rhinocéros » de Ionesco et « La Peste » de Camus. "Animal Farm" (1945) de Georges Orwell
Autour de quelques piliers du droit
Beaucoup d’écrivains, parfois sans le savoir, ont exploré les jardins de la justice et médité au pied de certains piliers du droit.
Citons pour mémoire, sans être exhaustif:
– Le contrat et la promesse dans « Le marchand de Venise » (Shakespeare) ;
– Voltaire pour les réformes du droit criminel et de la procédure pénale ;
– La faillite dans « César Birotteau », l’absence dans « Le colonel Chabert » (Balzac) ;
– « L’école des femmes », « Les femmes savantes » (Molière) « Barbe bleu »(C Perrault) )
« Poil de carotte » (J Renard), ou « Anna Karénine » (Tolstoï) pour le droit de la famille
– « Robinson Crusoé » (Defoe) à propos de la souveraineté de l’individu ;
– « Pride and Prejudice » et beaucoup de romans victoriens pour le droit des biens, les trusts, et les successions ;
(A suivre, avec Marginalia n° 6)