Les « provinciaux » et les cosmopolites
Profitant du traditionnel retrait spirituel et spiritueux du 1er janvier, j’ai eu l’occasion de découvrir un délicieux ouvrage sur les voyages.« Voyage autour de ma chambre » est un récit autobiographique du savoyard, mais russe d’adoption, Xavier de Maistre, écrit en 1794 au cours de ses quarante-deux jours d’arrêt dans la citadelle de Turin, suite à un duel avec un officier piémontais du nom de Patono de Meïran. Enfermé dans sa chambre, il voyage en imagination sur un territoire riche en références et réflexions.

Le protagoniste de ce texte est un vrai cosmopolite avant la lettre, un citoyen du monde au sens littéral du terme, et ce en dépit du fait qu’il est enfermé entre quatre murs.

Cette lecture m’a rappelé les bilans annuels que l’on voit se dérouler dans notre News Feed Facebook, où nos « friends on Facebook » montrent leurs traversées du « mappa mundi » avec des périples (souvent organisés par Voyageurs du Monde, très « hors des sentiers battus ») dans lesquels nous sommes bizarrement confrontés à la situation inverse de celle de l’argument littéraire en question : nos « Friends » traversent de grands espaces mais leur imagination – ou leur manque d’imagination – les enferme dans un petit territoire de piètre qualité intérieure. Ils avalent des kilomètres et collectionnent des tampons sur leur passeport, mais comme « voyageurs », ils ne thésaurisent que très peu d’expériences. Ils sont, pour ainsi dire, l’avant-garde des « provinciaux globaux », et contrairement à l’officier convalescent de Xavier de Maistre, ne sont pas cosmopolites – ou n’aspirent même pas à l’être.

Le « provincial global » est une figure très représentative de notre époque, qui pousse le vrai cosmopolite à une sorte de clandestinité. Le cosmopolite, espèce en voie d’extinction, est quelqu’un qui souhaite habiter et appréhender la complexité du monde. Il est amant de la différence, toujours anxieux d’explorer l’inconnu pour rentrer chez lui – si toutefois il rentre – avec le bagage des savoirs acquis. Le cosmopolite, qui ne supporte pas la claustrophobie de l’identité propre, cherche dans l’espace étranger tout ce qui peut enrichir son origine et ses racines. Le fils prodigue de la parabole biblique incarne à la perfection cette aspiration: connaitre les autres est finalement se connaitre soi-même. Le cosmopolite veut, avant tout, connaitre.Le « provincial global », quant à lui, ne cherche qu’à cumuler (des miles Flying Blue…) en éliminant ou minimisant les différences. Beaucoup de signes de notre temps laissent entrevoir cette tendance, sans que l’on sache exactement comment celui qui possède encore la vieille âme de cosmopolite peut y résister.

Par son impact spectaculaire et récent, le tourisme de masse est, sans aucun doute, un de ces signes. Beaucoup dénoncent ce phénomène pandémique, alors que, paradoxalement, au départ il a été considéré comme libérateur, car l’égalitarisme du voyage illustrait l’égalitarisme de l’éducation. Cependant, quand on arpente les principales capitales européennes, particulièrement Paris, ou (autre perspective) des zones de la planète encore considérées comme « exotiques », on perçoit l’étendue de cette « plaie » qui n’en est qu’à ses débuts. Les centres historiques des principales villes de la vieille Europe sont déjà presque identiques par leurs échoppes, aussi identiques que les « resorts » paradisiaques dans lesquels séjournent les provinciaux globaux sur les cinq continents. La différence a été écrasée.

S’agissant de l’information, Héraclite avait déjà tranché la question il y a 2500 ans : information n’implique pas forcément compréhension. Vraisemblablement sa position ne changerait pas au regard des nouvelles technologies de l’information. Le même paradoxe affectant le tourisme de masse, malade de quantification et célérité, touche cette humanité plus informée que jamais mais atteinte d’une incroyable amnésie. Comme le prouve la guerre en Ukraine ou encore le conflit en Syrie/Iraq, l’opinion publique connait mal ce qu’elle devrait connaitre parfaitement dans une époque « d’information totale ». Le « provincial global » veut disposer instantanément de toutes les sources d’information, peu lui importe de comprendre. Peut-être n’est-il pas en condition de le faire. Les dirigeants politiques et économiques, sont dans la même situation. Quand on se plaint (trop souvent !) du manque d’hommes et femmes « d’État » dans la politique mondiale, on fait en réalité référence à l’hégémonie du provincialisme global.

La défiguration de la culture cosmopolite peut être la clé pour comprendre ce phénomène. Ce qu’on a dénommé globalisation, liée aux grandes migrations et aux nouvelles technologies, a permis de mettre en relation des traditions et cultures sans rapport, offrant ainsi de nouveaux moyens pour réduire les inégalités. Mais parallèlement, la globalisation a provoqué une dévastation culturelle dans des proportions incommensurables, anéantissant les liens subtils tissés au cours des siècles par l’altérité. L’uniformité sape les aspirations de la vision cosmopolite.

Une des grandes métaphores de ce processus est la mutilation – voire disparition – universelle, rapide et consentante de centaines de langues en faveur d’une seule, à la fois hégémonique et écrasante. Il y a quelques décennies encore, personne n’aurait même osé insinuer que dans un congrès sur Cervantès organisé à Séville on devrait intervenir en anglais, ou que dans nos universités un maître de conférences expliquerait Baudelaire ou Goethe à moitié en anglais à des étudiants qui ne comprennent l’anglais qu’à moitié ! Je n’ai évidemment rien contre « la langue de Shakespeare », mais il est nécessaire de s’opposer au réductionnisme qui maltraite les autres langues en appauvrissant du même coup l’anglais. Récemment, lors de mon détachement au bureau de Squire Patton Boggs à Londres, un de mes collègues me racontait (avec un accent d’Oxbridge parfait) que non seulement une grande partie des britanniques ne maitrisent pas une deuxième langue, mais que les écrivains anglais contemporains utilisent un vocabulaire et une grammaire manifestement appauvris.

Voilà le portrait du « provincial global » : il aspire à maitriser l’esperanto anglicisé, le plus « utilement » possible, insensible à la destruction de tous les sous-groupes qui ont envers et contre tout conservé leur idiome ; celui qui bouge sans arrêt, collectionneur compulsif d’images, incapable de fixer son regard, pour ne pas dire sa pensée, sur un seul et unique paysage ; informé en permanence par les avalanches de « breaking news » qui atrophient sa capacité de compréhension. Il est possible qu’un tel individu se considère comme cosmopolite. Il vit cependant dans un village (global) qu’il a confondu avec le vaste monde.

Quant à moi, mes langues maternelles sont le catalan et l’espagnol, mais je vous écris en français ; j’aime voyager avec mon sac à dos en dehors des routes et « hors des sentiers battus » (ça commence à devenir kafkaïen tout ça…), mais j’aime me prendre en « selfie » devant des paysages éblouissants ; je lis la presse tous les jours, et pourtant j’avoue que j’ai du mal à comprendre des évènements tels que la crise économique au Brésil… Peut-être aspirons-nous tous à être cosmopolite, pour finalement être tous un peu « provinciaux globaux »… Peut-être faut-il juste être à l’aise avec ses contradictions.

Eduard Salsas