La « perte de chance », soit la privation de la possibilité d’atteindre dans l’avenir le but ou les objectifs que la victime s’était fixés, ou qu’elle pouvait espérer atteindre, n’est indemnisable que lorsqu’il est quasiment certain que la chance se serait réalisée.
C’est alors le jeu des experts et consultants en évaluation de préjudice de déterminer ce qui n’a pas eu lieu, mais qui aurait pu ou aurait dû advenir, cette suite d’événements aléatoires qui constitue un moment de vie et dont personne ne connaît par avance les détours. Magiciens ou sorciers, les voilà aujourd’hui maîtres de la destinée.
« Ne saurait être indemnisée la perte de chance « minime » de faire une carrière de pianiste concertiste subie par une personne victime d’une lésion au poignet. » (Cass.crim. 22 mai 2007)
Un jeune pianiste de 23 ans diplômé de l’école nationale de musique de Chartres, victime de blessures involontaires, prétendait subir deux types de préjudices depuis l’accident au cours duquel son poignet avait été blessé :
- la gêne dans ses activités d’enseignement du piano et de composition d’œuvres musicales d’une part et
- l’impossibilité d’entreprendre les carrières de concertiste soliste, d’enseignant et d’intermittent du spectacle d’autre part.
Des « experts » ont estimé comme minime la chance qu’aurait eu ce jeune pianiste de faire une carrière de concertiste avant l’accident. Dès lors, pas d’avenir glorieux envisageable, pas de perte de chance indemnisable. Les experts se sont érigés en devins des hasards et des méandres des carrières.
Anonyme à 23 ans, il est écrit qu’Emeric B. ne pourra pas poursuivre de rêve ambitieux, et surtout pas le rêve fou d’envisager une carrière « d’intermittent ». Mektoub !
En revanche, les juges du fond ont estimé que la gêne dans la pratique du piano comme enseignant et comme compositeur était effective et devait donner lieu à indemnisation. En cela, d’un point de vue juridique, ils auront fait une appréciation classique et souveraine d’un préjudice certain et actuel.
Les juges distinguent ainsi comme réparable le préjudice subi relatif à une pratique de petite ambition, qui lui est effectif, concret et humble, et comme non réparable la perte de chance « minime » de jouer en concerts et d’en vivre.
On retiendra qu’une perte d’illusions n’est pas indemnisable.
Ce sont pourtant les mêmes touches du clavier que frappe Emeric, qu’il soit enseignant ou concertiste, et la même douleur qui le saisit. Le bémol tient à l’espoir insensé qu’il a peut être caressé, sans lucidité, de se hisser un jour lointain au rang des étoiles où les places sont si chères.
Mais qui sait … peut-être n’est-ce pas si grave, Hervé Jamet dit que pour jouer Chopin, il faut « casser le poignet, ça donne de la fluidité aux nocturnes». Les « wannabe Arthur Rubinstein » n’ont qu’à bien se tenir.