Le droit peut-il être souple ?

Quels rapports entre le bestseller du doyen Carbonnier[1], une célèbre fable de La Fontaine[2], le baptême de Clovis[3] et le dernier rapport du Conseil d’Etat ? Réponse, la ‘souplesse’.

Deuxième question, comment traduire ‘Soft law’ ?  Droit mou ? Trop péjoratif. Droit flou [4] ? Pas assez clair. Droit gazeux ? Trop chimique ! Faute de mieux on s’en tiendra à la gymnastique, et au ’droit souple’[5].

Soit deux exemples de textes ambitieux mais d’une portée normative incertaine: (1) « Le service public de l’enseignement supérieur a pour mission le développement de la culture et la diffusion des connaissances et des résultats de la recherche» (art. L 123-6 du code de l’éducation) (2) «La famille est une des valeurs essentielles sur lesquelles se fonde la société. C’est sur elle que repose l’avenir de la nation. À ce titre, la politique familiale doit être globale » (art. R 112-1 du code de l’action sociale et de la famille). Vœux pieux ? Non, droit souple ! 

Le Conseil d’État (CE) consacre son rapport annuel au ‘droit souple’, un sujet d’actualité déconcertant pour les juristes, souvent fétichistes de la norme et du ‘Dura Lex sed lex’.

Quels enjeux ?

Le développement du droit souple est-il symptomatique de la dégradation de la norme, de l’affaiblissement de l’État et d’une re féodalisation accélérée… avec ou sans bonnets rouges ?!

Depuis ses rapports de 1991 (sur la sécurité juridique) et 2006 (sur la complexité du droit), le Conseil d’État, qui jusqu’à présent stigmatisait le « droit mou », synonyme d’insécurité juridique, a mis de l’eau dans son vin. Les sages du Palais Royal n’aiment pas le(s) vague(s) et veulent rester positif. «Le droit souple peut, au contraire, contribuer au renouvellement de l’État, par un élargissement de la gamme des moyens d’action des pouvoirs publics, dès lors que sont respectés les principes d’égalité et de non-discrimination. Le Conseil d’État, conformément à son office de gardien des droits fondamentaux et de conseil de l’administration, retient du droit souple son utilité et son effectivité au service de la relation qu’entretiennent l’administration et les usagers. L’administration y trouve de nouvelles marges de manœuvre et d’action, les usagers, de leur côté, sont placés dans une situation plus ouverte, disposant de solutions alternatives à la contrainte et dont il aura été vérifié qu’elles sont juridiquement sécurisées » (J Richard, Président-adjoint et rapporteur général au Conseil d’État).

Tout cela est policé, élégant mais un peu trop… flou. Le ‘droit souple’, cambré ou courbé, nous rappelle que la mode est à l’oxymore[6] . « Nous sommes tous attachés au trône de l’être suprême par une chaine souple, qui nous retient sans nous asservir » [7]. Plus sérieusement le droit souple apparait bien comme un nouveau paradigme de la normativité, en rupture avec les approches d’un Kelsen (pyramide de normes) ou Weber (qui caractérisait le droit par la contrainte). Le droit dur comme le chêne est remis en cause. «Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici/ Contre leurs coups épouvantables /Résisté sans courber le dos /Mais attendons la fin… » [8].

Lire aussi l’article consacré au rapport annuel du Conseil d’État


[1] J Carbonnier, ‘Flexible droit’, LGDJ, 5eme ed 1983. [2] La Fontaine, ‘Le chêne et le roseau’. [3] Tous les écoliers connaissent les paroles de saint Rémi, l’évêque de Reims, lors du baptême de Clovis: «Courbe-toi, fier Sicambre». Selon la légende, Clovis aurait répondu: «Et toi, cambre-toi, fier si courbe » (Grégoire de Tours, Hist., II, 31). [4] Voir M Delmas Marty ‘Le flou du droit… ‘, PUF, 1986. [5] C Thibierge, « Réflexion sur les textures du droit » RTDCiv 2003 p 599. L’auteur distingue 3 facettes du droit souple: le droit flou (sans précision), le droit doux (sans obligation) et le droit mou (sans sanction); Bientôt le ‘grain du droit’ pour parler comme R Barthes ! Voir également “Le droit souple”, Association Henri Capitant, t 13, 2009,  M Goldmann, « We Need to Cut Off the Head of the King: Past, Present, and Future Approaches to International Soft Law, » 25 Leiden J. Int’l Law 335-368 (2012). [6]On pense aussi à la ‘flexisécurité’ [7]Maistre, « Considérations sur la France ». [8] La Fontaine, ‘Le chêne et le roseau’.