La Grande Guerre, comme on l’appela dès 1915 fut en effet la matrice d’un siècle qui transforma la révolution industrielle en « guerre totale », selon l’expression forgée par le général Erich Ludendorf (1865-1937).

Lazare Ponticelli est donc le dernier français a avoir vécu les horreurs des combats de 14-18. Dernier « Français » ? Oui, Français. Pour nous rappeler que la France est une Nation multiple qui s’est toujours formée de femmes et d’hommes d’origines diverses et lointaines. En ces temps « d’identité nationale », il est sain que l’histoire nous fasse ce clin d’œil.
Lazare était né en Emilie-Romagne le 7 décembre 1897 (année de l’incendie du Bazar de la Charité, du « J’accuse » de Zola dans le Figaro, de la naissance de Louis Aragon, de Georges Bataille et de Sydney Bechet et de la mort de Pierre Louÿs et d’Alphonse Daudet). A l’âge de 10 ans, il quitte l’Italie pour rejoindre en France ses frères et sœurs. Après avoir fuit sa famille, il est recueilli par des restaurateurs parisiens qui lui offrent le gîte et le couvert contre de petits boulots. En mars 1913, il créé une entreprise de ramonage qui marche plutôt bien. La guerre le rattrape dans le pays qu’il s’est choisi. Il décide alors, par reconnaissance, de se battre pour lui et s’engage alors dans la Légion étrangère.

C’est donc un compagnon d’armes de Blaise Cendrars (1887–1961) qui nous a quitté ce mois-ci. Blaise Cendrars, citoyen suisse engagé dans la Légion étrangère, perdit son bras dans les offensives de Champagne de septembre 1915, près de la fameuse ferme de Navarin. Il en tirera, après la Seconde guerre mondiale, le récit La main coupée. En 1915, Lazare Ponticelli est renvoyé en Italie : le Royaume a rejoint l’Entente le 26 avril 1915 pour lutter contre l’Empire Autro-Hongrois. Lazare est alors intégré aux fameux corps des Alpini, les chasseurs alpins italiens, qui accueille à cette date un grand écrivain italien, Emilio Lussu (1890–1975), lequel relatera son année de guerre sur le plateau d’Asiago dans Les Hommes contre. Asiago, petite patrie d’un autre « grand » écrivain – toujours vivant – Mario Rigoni Stern. Son Histoire de Tönle et son Sergent dans la neige, deux récits des deux guerres mondiales, relatent la vie extraordinaire de ces hommes aux destins bousculés par les guerres et les changements de frontières.

Lazare, quant à lui, est démobilisé en 1920. On oublie trop souvent que pour beaucoup le 11 novembre 1918 ne signifie pas la fin. Les combats se poursuivent en effet contre les Rouges dans la Baltique et en Mer Noire. Les Français et les Anglais y soutiennent les Blancs, les indépendantistes – ukrainiens et baltes, notamment – et utilisent les corps francs allemands (le fameux Baltikum, notamment) aguerris par quatre années de combats acharnés, contre les bolcheviques. Ces mêmes hommes se retournèrent contre l’occupation française à partir de 1921… Dans l’Allemagne d’après-guerre, ces corps francs représentent une frange combattante qui perpétue la communauté du front : Les Réprouvés, d’Ernst von Salomon (1902-1972, condamné pour l’assassinat du président Walter Rathenau en 1922), en sont un exemple.

Lazare Ponticelli obtint la nationalité française en 1939 – seulement oserait-on dire… – en remerciement de son sacrifice. Il est donc le dernier. Nous ne disposons plus que de témoignages indirects, de mémoires, de récits, de traces, pour nous rappeler l’œuvre de ces 8,5 millions d’hommes, leur souffrance et leur humble courage : beaucoup des derniers Poilus refusaient les honneurs bien tardifs qui leur étaient prodigués par la Nation. Lazare n’accepta que du bout des lèvres l’hommage posthume de la France et à condition qu’il soit le symbole de ses millions de camarades.

On fêtait également ces jours-ci le 10ème anniversaire de la mort de ce grand témoin des deux guerres que fut Ernst Jünger (1895-1998), l’aîné de trois ans de Ponticelli. A l’occasion de ce 10ème anniversaire la collection de La Pléiade (Gallimard) nous offre l’intégralité de ses journaux de guerre 14-18 et 39-45. Une manière de montrer que ce ne fut finalement qu’une grande guerre de 30 ans qui connut des périodes de calmes entre 1918 et 1939… Votre serviteur est un peu fier de cette édition à laquelle il a participé, pour l’appareil critique du premier volume consacré à 14-18.

Quant à parler de tristes anniversaires, on peut également relever le cinquième anniversaire de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis et leurs Alliés. Un conflit plus long que 14-18, qui mobilise 160.000 soldats américains, une armada dans l’océan indien sans pareil depuis 1945 et qui a causé déjà plus de 4.000 morts et 42.000 blessés du côté américain. Du côté irakien, les statistiques – moins bien tenues – évaluent les pertes à plus de 395.000 soldats, policiers, rebelles ou civils.

Ce retour vers les deux guerres mondiales devrait nous aider à mieux comprendre notre époque. Non seulement parce que la modernité est issue de la Grande Guerre : l’avion, le sous-marin, la radio, les calculateurs mécaniques ou encore le cubisme, le dadaïsme, le surréalisme, la psychiatrie traumatique, mais également parce que ces conflits ont accouché de notre monde complexe : le jeu dangereux des nationalités en Europe, issues de la chute des trois Empires austro-hongrois, ottoman et russe ; l’exacerbation religieuse au Moyen-Orient, hérité de la gestion anti-française des Britanniques au Levant (Syrie, Liban, Palestine) ; le soutien nazi à l’indépendances de l’Ukraine, de la Biélorussie et des républiques caucasiennes (Tchétchénie, Daghestan, Azerbaidjan, etc.) pour faire barrage au bolchevisme ; l’agitation par les Allemands durant les deux guerres de l’indépendantisme nord-africain contre le colonialisme français (je vous conseille la lecture du Village de l’Allemand, de Boualem Sansal, qui s’attaque au tabou de la collusion entre nazis et FLN en Algérie) ; la rivalité franco-italienne pour la maîtrise de la Méditerranée occidentale…

On pourrait continuer les exemples de ces évènements de la première moitié du XXème qui ont constitué la matrice du monde que nous vivons. Le dernier témoin de cette matrice a disparu, il nous faut redoubler de vigilance pour ne pas oublier d’où nous venons, afin de savoir où nous allons.