(Les blogs sont-ils protégés ?)

On connaît le bon mot, la différence entre le plagiat et la recherche : le plagiaire « pompe » sur une source, le chercheur sur deux sources…

Brave New Word

Manuscrits numérisés de la Bibliothèque municipale de Toulouse. Manuscrits. Livre d’Heures – Frison, Pèlerin Source gallica.bnf.fr / BnF

Le monde feutré de la philologie et de l’histoire de l’art médiévales est en ébullition. Depuis fin décembre dernier, une Disputatio d’envergure oppose l’anglais Peter Kidd (spécialiste reconnu des manuscrits médiévaux) à Carla Rossi, universitaire rattachée à l’Université de Zürich, fondatrice et directrice du Centre pour la tradition philologique européen (Receptio), un centre subventionné par le Fonds national suisse de la recherche scientifique.

L’édition critique par Carla Rossi du livre d’heures de Louis de Roucy, sieur de Montmirail (rien à voir avec Les Visiteurs Godefroy le Hardi et Jacquouille la Fripouille) un manuscrit enluminé du XVIe siècle, a mis le feu aux poudres. Bestseller du Moyen âge, le livre d’heures est un livre liturgique, souvent richement enluminé, permettant aux fidèles de suivre des prières liées aux heures de la journée.

Le différend pose la question de la protection juridique des blogs et des notices des catalogues des maisons de vente, souvent très savantes, faites par les experts des commissaires-priseurs. Le codicologue anglais reproche à sa collègue italienne d’avoir plagié et copié-collé des extraits et photos de son savant blog « mssprovenance.blogspot.com ». Il dénonce des approximations dans les descriptions et attributions, lui reproche d’avoir « gonflé » son équipe en y intégrant des profils issus de banques d’images et conteste la paternité (ou maternité) d’un article de 40 pages sur « La notion d’integumentum dans la poésie de Michel Ange ». Merlin l’enchanteur contre Madame Mim… Les esprits sont échauffés. Chaque camp mobilise preuves et témoignages de collègues, « fact finders » ou « news checkers », en sa faveur.

La technologie, les numérisations et mises en ligne d’anciens manuscrits, chartes ou précieux incunables, facilitent la protection d’insignes trésors, stimulent la recherche et démocratisent l’accès à notre héritage culturel. Receptio met également en avant la possibilité de reconstituer des codex incomplets, rassembler des fragments découpés, égarés, pillés, retrouvés dans les couloirs du temps… « Qu’est-ce que c’est que ce binz… ? » (Les Visiteurs).

Si on élargit la focale, sans tomber dans une algorithmophobie primaire, gare aux dérives… Un célèbre essai d’Umberto Eco sur la culture et la communication de masse, opposait il y a 60 ans déjà, Apocalittici e integrati. Avec la montée en puissance de l’Intelligence Artificielle, le tsunami ChatGPT (capable de générer un texte très crédible à partir de quelques instructions), les impostures intellectuelles, plagiats, fausses recherches risquent de se multiplier. En 1996, Alan Sokal, professeur de physique à l’université de New York, mettait les rieurs de son côté en bernant la revue Social Text avec un canular, un article bidon : « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique ». Les arroseurs de la déconstruction et des « post » studies, déconstruits et arrosés… Ubi sunt ? « La rose des origines n’existe plus que par son nom et nous n’en conservons plus que des noms vides » (d’après Bernard de Cluny). Chez nous, Pap N’Diaye veille au grain. « Jardinier de l’intelligence humaine », il refonde la refondation de l’école dans « l’épaisseur du temps long… Il y a un temps de pousse… ». Pierre Dac est d’accord.

Au-delà des querelles d’egos, enjeux de reconnaissance et pouvoir dans l’université (Publish or Perish…), l’affaire Receptio interpelle le juriste à plus d’un titre.

Les enjeux juridiques et judiciaires de l’affaire

Carla Rossi aurait déposé une plainte en diffamation contre Peter Kidd. L’université de Zurich a pour sa part diligenté une enquête interne.

Le médiéviste anglais aurait-il la possibilité d’attaquer sa collègue italienne en justice ?

Carla Rossi aurait répondu aux accusations de plagiat qu’un blog n’a « aucune valeur juridique ». Qu’en est-il ? Le blog est un mode de diffusion comme un autre de contenus qui peuvent être protégés par le droit d’auteur. Contrairement à ce qu’imaginent certains, le fait qu’un contenu se trouve accessible à tous sur internet ne le fait pas tomber dans le domaine public. Simplement, la preuve de la titularité des droits et du plagiat peut être plus difficile à rapporter dans le domaine numérique : quelques secondes suffisent pour supprimer ou modifier un blog. Peter Kidd n’a d’ailleurs pas manqué de souligner qu’au fur et à mesure de ses révélations, sa collègue italienne avait régulièrement supprimé les passages litigieux…

Les manuscrits médiévaux ont été établis bien avant la création du droit d’auteur en 1791 par des artistes qui sont restés anonymes. Point d’héritiers donc, pour faire valoir un quelconque droit moral.

Peter reprochait à Carla d’avoir reproduit des photographies de certaines pages des manuscrits, photographies beaucoup plus récentes sur lesquelles il est possible de revendiquer des droits d’auteur. D’aucuns peuvent imaginer que de telles photographies ne nécessitent aucun « talent artistique ». En réalité, à partir du moment où le photographe opère des choix, par exemple quant à l’éclairage, à l’angle de prise de vue et au cadrage, il peut revendiquer une « empreinte de sa personnalité », une originalité et donc une protection par le droit d’auteur.

En l’espèce, Peter avait lui-même reproduit des photographies figurant dans un livre. Il l’avait fait avec l’autorisation de l’éditeur. En effet, l’éditeur d’un livre est présumé titulaire des droits d’auteur sur ce livre. En revanche, Carla n’avait apparemment pas sollicité d’autorisation.

Peter reprochait en outre à Carla d’avoir reproduit sur son site internet certains textes rédigés par lui. Carla s’est défendue en disant que dans ce domaine, tous les chercheurs se citent mutuellement.

Si Peter ou l’éditeur du livre décidait de saisir les tribunaux, l’avocat de Carla pourrait-il invoquer l’exception de courte citation ?

On rappelle qu’en droit français, l’exception de courte citation suppose que soient réunies plusieurs conditions assez strictes. Il faut notamment que « soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source » (art. L122-5 du Code de la propriété intellectuelle). Ce n’était apparemment pas le cas en l’occurrence.

Quid des photographies ? Là encore, l’avocat de l’italienne aurait intérêt à choisir une défense plus solide car selon une jurisprudence constante, le droit de courte citation ne s’applique pas aux œuvres graphiques.

L’éditeur du livre pourrait enfin agir sur un fondement supplémentaire, la base de données. Une collection de photographies de pages de manuscrits peut constituer une base de données protégée si son producteur a consenti un « investissement financier, matériel ou humain substantiel » pour constituer, vérifier ou présenter cette base (art. L341-3 du Code de la propriété intellectuelle). L’éditeur pourrait donc avoir un recours pour atteinte à ses droits sur la base de données si l’emprunt est suffisamment conséquent (il doit porter sur « une partie qualitativement ou quantitativement substantielle »). Ce sont les juges qui apprécient le caractère substantiel.

Notre cabinet intervient régulièrement dans des contentieux de droit d’auteur, dossiers relatifs au marché de l’art et des manuscrits (par exemple la médiatique affaire Aristophil) ou concernant l’exportation illégale de biens culturels.