« – Récemment, beaucoup de clients comme vous sont venus me voir avec une grande urgence de vendre. Je vous assure que c’est très désagréable pour moi. C’est embarrassant. Et bien souvent, je préférerais ne pas acheter. – Alors n’achetez pas » (Monsieur Klein, Joseph Losey, Alain Delon, 1976).

Les civilistes savent que la « violence » est un vice du consentement, cause de nullité d’un contrat. « Il y a violence lorsqu’une partie s’engage sous la pression d’une contrainte qui lui inspire la crainte d’exposer sa personne, sa fortune ou celles de ses proches à un mal considérable » (article 1140 code civil). Il y a le droit, les faits, mais aussi la morale, l’honneur et des consciences qui résistent. Jennifer Lesieur vient de consacrer une monographie à Rose Valland, attachée de conservation au musée du Jeu de Paume pendant l’Occupation, qui a joué un rôle décisif dans la sauvegarde et la restitution de 60 000 œuvres d’art volées par les nazis aux familles juives et institutions publiques (Rose Valland, l’espionne à l’œuvre, Robert Laffont, 2023).

Le récent rapport de la Cour des comptes « La réparation par la France des spoliations de biens culturels entre 1933 et 1945 : restitutions et indemnisations » (septembre 2024) dresse un état des lieux bienvenu. Le contexte historique est tragique, les non-dits et malentendus désastreux, certaines clarifications indispensables. Le travail d’enquête mené par les sages de la rue Cambon auprès de 150 institutions en France (ministère de la culture, principaux établissements culturels nationaux, musées, bibliothèques, services d’archives) et à l’étranger (Allemagne, Suisse, Autriche, Pays-Bas) doit être salué. Le rapport est structuré en quatre chapitres et onze annexes instructives. Citons parmi ces dernières : Les différents modèles de réparation des biens culturels spoliés, en Europe et aux États-Unis ; Les recommandations de la « mission Mattéoli » ; L’affaire des « Rosiers sous l’arbre » (Klimt) restitués par le musée d’Orsay.

I. L’ampleur des spoliations et la mémoire de la Shoah

On estime à environ 100 000 le nombre de biens culturels spoliés (pillages, confiscations, mises sous séquestre, ventes forcées) par les autorités occupantes et Vichy. Dans le cadre des opérations dites de « récupération artistique » conduites après-guerre, 60 000 biens furent rapportés en France et 45 000 restitués. Parmi les 15 000 biens restants, les commissions de choix sélectionnèrent en 1949 2100 biens confiés à la garde de l’État sous le statut de biens « MNR » (Musées Nationaux Récupération). Depuis 1950, 188 œuvres MNR et équivalent ont été restituées. Au 1er juin 2024, 2 035 biens MNR étaient encore confiés à la garde de l’État, parmi lesquels 80 étaient assurément spoliés et 70 probablement spoliés.

Une prise de conscience intervint au début des années 1990 (discours du Vel d’Hiv du Président Chirac le 16 juillet 1995, travaux de la Mission Mattéoli, mise en place de la « Commission pour la restitution des biens et l’indemnisation des victimes de spoliations antisémites » dite CIVS). Au milieu des années 2010, la politique de réparation connait un nouvel élan. L’État et les établissements culturels nationaux initient des recherches de provenance sur les MNR, ce qui favorise les restitutions. Au sein du ministère de la culture, la « Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 » (M2RS) est chargée de piloter et d’animer la politique publique de recherche, de réparation et de mémoire des spoliations de biens culturels.

II. Le cadre juridique et administratif

A. Plusieurs voies de réclamation sont offertes       

Notre dispositif de réparation des spoliations de biens culturels (en France, dans les collections publiques ou privées) est l’un des plus complets d’Europe. S’agissant de la voie judiciaire, le texte de base reste l’ordonnance du 21 avril 1945. Elle permet de faire constater par le juge la nullité des transferts de propriété à caractère de spoliation sans limitation de durée. « L’ordonnance n°45-770 du 21 avril 1945 assure la protection du droit de propriété des personnes victimes de spoliation, de sorte que, dans le cas où une spoliation est intervenue et où la nullité de la confiscation a été irrévocablement constatée et la restitution d’un bien confisqué ordonnée, les acquéreurs ultérieurs de ce bien, même de bonne foi, ne peuvent prétendre en être devenus légalement propriétaires » (Cass. Civ. 1, 1er juillet 2020, concernant un Pissarro spolié, appartenant à la famille Bauer). Jusqu’en 2023, la procédure de restitution d’œuvres des collections publiques était particulièrement complexe : la CIVS se prononçait par un avis au Premier ministre lequel devait déposer un projet de loi pour déroger au principe d’inaliénabilité attaché aux biens des collections publiques et autoriser leur sortie.

La loi-cadre du 22 juillet 2023 a perfectionné le dispositif. Une personne publique peut désormais prononcer directement, sans attendre le vote d’une loi spéciale, la sortie de ses collections d’un bien culturel ayant fait l’objet d’une spoliation. Ce dispositif s’applique également aux biens relevant des collections des musées de France. La décision de sortie des collections est prise après avis d’une commission administrative indépendante, placée auprès du Premier ministre, qui est la CIVS continuée. Cette dernière a parfois recours à la médiation pour trouver des accords équitable (par exemple entre ayants-droits en conflit).

B. Les dossiers auprès de la CIVS sont moins nombreux mais les montants moyens d’indemnisation en hausse

Si, entre la CIVS (devenue centrale) et la M2RS, les doctrines d’indemnisation sont claires, les délais moyens de traitement des dossiers restent longs, supérieurs à trois ans. Les montants d’indemnisations accordés par la CIVS sont en hausse. Le lien de parenté de plus en plus distendu entre les personnes spoliées et les ayants droit sollicitant une mesure de réparation rend le travail de restitution et d’indemnisation problématique. Les dossiers très techniques, souvent judiciaires, voient intervenir des mandataires et de nouveaux acteurs s’agissant de l’identification des ayants droits des victimes de spoliation (ainsi la société canadienne Mondex Corporation et la société Suisse Moser).

Si les restitutions ont augmenté depuis les années 2010, près de neuf MNR sur dix demeurent à la garde de l’État. Beaucoup de biens répertoriés MNR gardent un statut incertain, rendant difficile la détermination du propriétaire et de la spoliation. Le cadre juridique complexe et favorable aux restitutions, nécessiterait des moyens mieux adaptés, notamment pour la M2RS, ainsi que des recrutements de profils spécialisés en recherche de provenance.

III. Restitutions et sécurisation des collections publiques : le défi de la « provenance »

Les recherches sur l’origine et le parcours des œuvres sont indispensables pour identifier les biens spoliés, les restituer ou indemniser leurs propriétaires ou ayants droit. La recherche des provenances mobilise des compétences approfondies en histoire, histoire de l’art, archivistique, généalogie, droit des successions, etc.

L’exigence de transparence sur les provenances et la nécessité de se prémunir contre les origines illicites incombent tant aux institutions culturelles publiques qu’au marché de l’art. L’effort d’identification des œuvres à risque au sein des collections publiques doit être intensifié. L’action initiée dans plusieurs musées est malheureusement loin d’être systématique. L’effort de formation des professionnels de l’art est insuffisant. Si les archives publiques sont largement accessibles, des obstacles persistent s’agissant des archives privées.

Pour les livres et manuscrits, l’identification est complexe car peu d’ouvrages spoliés présentes des marques de propriété (estampilles, ex libris). Pour les provenances douteuses et en cas de diligences insuffisantes, les mécanismes de contrôle et régulation doivent être renforcés, au-delà des seuls enjeux strictement commerciaux et réputationnels. L’Institut National d’Histoire de l’Art, le Conseil des ventes, Drouot Paris, plusieurs syndicats professionnels (ainsi la Ligue Internationale de la Librairie Ancienne et le Syndicat de la Librairie Ancienne et Moderne) ont pris le problème de la provenance à bras le corps. Les Archives Nationales viennent de publier un Vademecum sur La revendication des archives publiques (octobre 2024). A l’étranger, les moyens affectés à la recherche de provenance au sein des établissements publics sont nettement plus importants.

IV. Prospective et recommandations : amplifier et accélérer les actions en restitution et réparation

En dépit des réformes de 2018 et 2023, la hiérarchie des objectifs, comme le partage des rôles entre les différents services impliqués (État, collectivités territoriales, ministère de la culture, établissements culturels) méritent des clarifications. La revue des MNR et des collections publiques doit être accélérée. Restera l’épineuse question de fixer ou pas un terme aux actions de réparation : la forclusion est un choix politique et symbolique lourd.

Au terme du rapport, neuf recommandations sont formulées.

1. Publier par étapes, en commençant par les plus significatives et récentes, les recommandations de la CIVS.

2. Renforcer par redéploiement les effectifs et les moyens d’intervention de la M2RS.

3. Renforcer le soutien à la recherche scientifique portant sur les spoliations de biens culturels, sur le fondement d’orientations stratégiques arrêtées par le ministère de la culture, en mobilisant à cette fin l’Institut national d’histoire de l’art, en lien avec les autres opérateurs de recherche.

4. Initier un programme de recherches sur les archives privées des marchands d’art.

5. Créer dans la loi une obligation légale de réponse des acteurs privés du marché de l’art aux demandes d’information des agents publics en charge d’une recherche de provenance

6. Saisir le Conseil des ventes en cas de difficultés dans l’obtention des éléments relatifs à la provenance des biens susceptibles de faire l’objet d’une acquisition publique.

7. Élaborer un plan d’action spécifique aux œuvres classées dans la catégorie « musées nationaux récupération » et biens assimilés, avec comme objectif un passage en revue exhaustif des objets et œuvres sous dix ans.

8. Inscrire dans les contrats d’objectifs et de performance des musées nationaux la réalisation d’un examen de la provenance des acquisitions réalisées depuis 1933.

9. Formaliser le statut juridique des biens issus de la Récupération artistique, précisant les conditions et modalités de leur garde et de leur présentation par l’État, les musées nationaux et musées dépositaires.

« Le vrai vaut toujours mieux, aussi maigre soit-il » (Léonard de Vinci).