La clause d’élection de for asymétrique, une clause à maîtriser
Cet article fait suite à un premier article de La Revue sur les bonnes pratiques à adopter pour rédiger une clause de règlement des différends précise et efficiente. L’opus n° 2 est consacré à la clause d’élection de for asymétrique dans le cadre du règlement de l’Union européenne du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale dit « Règlement de Bruxelles I bis ». Cette clause, si utile soit elle, est sujette à des exigences strictes de licéité dont il est nécessaire de connaître les contours.
Définition
Le terme de « clause asymétrique » couvre les clauses d’élection de for qui octroient à une des parties le droit de résoudre le différend né ou à naître devant la juridiction de son choix, alors que l’autre partie se voit l’obligation de ne saisir qu’un seul for identifié. On abordera ici exclusivement les clauses d’élections de fors étatiques, qui ne renvoient le litige qu’à plusieurs juridictions d’États membres, et non pas à des tribunaux arbitraux. En effet, l’autonomie de la volonté et le principe de compétence-compétence, qui président l’exécution d’une clause compromissoire, sont susceptibles d’entrer en conflit avec l’élection de for (voir notre opus n° 1 consacré aux clauses hybrides arbitrales-étatiques).
Les clauses d’élection de for asymétriques visées peuvent donc prendre la forme suivante :
Tout différend entre les Parties relatif au présent contrat ou en relation avec celui-ci sera tranché exclusivement par le Tribunal de grande instance de Paris. [Partie 1] se réserve toutefois le droit d’agir devant le Tribunal de première instance de Bruxelles.[1]
Le cadre de référence
L’article 25 du Règlement de Bruxelles I bis reconnaît expressément la validité des clauses d’élection de for désignant des juridictions d’un État membre de l’Union européenne sans considération du domicile des parties,[2] sous réserve des compétences exclusives prévues par ledit règlement.[3] Si le texte est silencieux quant aux clauses d’élection de for désignant des juridictions de plusieurs États membres, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne reconnait prétoriennement cette possibilité.[4]
Différents degrés d’asymétrie
Certaines clauses d’élection de for asymétriques donnent la possibilité à une partie de choisir une parmi plusieurs juridictions désignées, voire « toute juridiction compétente » pour connaître du litige. Or, les clauses d’élection de for donnant des pouvoirs étendus à une des parties sont susceptibles, au mieux, de générer un contentieux au moment de la survenance du litige, ou au pire, d’être entachées d’illicéité. Ce sont ces difficultés qu’il convient de connaître afin de rédiger une clause de règlement des différends efficiente. Retour sur les jurisprudences française et européenne.
« L’objectif de prévisibilité »
Dans l’arrêt Mme X contre Edmond de Rothschild Europe de 2012,[5] très commenté et qualifié de « malheureux et inutilement inquiétant » par la doctrine,[6] la Cour de cassation affirma que, au regard de l’article 23 du Règlement de Bruxelles I d’alors (devenu l’actuel article 25 du Règlement de Bruxelles I bis), la clause d’élection de for « revêtait un caractère potestatif à l’égard de la banque, de sorte qu’elle était contraire à l’objet et à la finalité de la prorogation de compétence ouverte par l’article 23 du Règlement de Bruxelles I ». La clause d’élection de for prévoyait :
« Les litiges éventuels entre le client et la banque seront soumis à la juridiction exclusive des tribunaux du Luxembourg. La banque se réserve toutefois le droit d’agir au domicile du client ou devant tout autre tribunal compétent à défaut de l’élection de juridiction qui précède. »
Par deux arrêts de 2015 qualifiés de « revirement attendu »,[7] la Cour de cassation corrigea le tir en repoussant la potestativité et en invoquant le respect de l’objectif de prévisibilité comme critère pour juger de la licéité des clauses hybrides asymétriques.
Faisant application de l’article 23 de la Convention de Lugano, article frère de l’article 25 de Bruxelles I bis,[8] le premier arrêt ICH contre Crédit Suisse[9] précise qu’est « contraire à l’objectif de prévisibilité et de sécurité juridique de la [Convention de Lugano] la clause qui octroie à une seule partie le droit d’agir devant ‘tout autre tribunal compétent’ ». La doctrine en conclut qu’« [i]l suffi[sait] que l’on p[ût] identifier les juridictions pouvant être saisies »[10] et vit par-là que « la Cour de cassation sembl[ait] admettre la validité des clauses dissymétriques [c’est-à-dire, asymétriques] de façon générale ».[11]
Dans un deuxième arrêt,[12] la Cour de cassation a précisé la solution de l’arrêt ICH en appliquant, cette fois-ci, le Règlement de Bruxelles I. La clause d’élection de for stipulait :
« [T]he parties shall submit to the jurisdiction of the courts of the Republic of Ireland. Apple reserves the right to institute proceedings against [eBizcuss] in the courts having jurisdiction in the place where [eBizcuss] has its seat or any jurisdiction where a harm to Apple is occurring. » (italique ajouté)
La première chambre civile détermina que la clause en question « permettait d’identifier les juridictions éventuellement amenées à se saisir d’un litige opposant les parties » et « répondait à l’impératif de prévisibilité auquel doivent satisfaire les clauses d’élection de for ».
Dernièrement, l’exigence de prévisibilité de la clause d’élection de for fut parachevée par une décision du 3 octobre 2018, se plaçant toujours sous l’empire du Règlement de Bruxelles I.[13] La clause d’élection de for asymétrique prévoyait :
« Chaque fois que les lois françaises le permettent, les contestations au sujet des présentes sont soumises au tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg. Toutefois, la banque se réserve la faculté de déroger à cette attribution de juridiction si elle le considère comme opportun. »
La Haute juridiction cassa la décision de la cour d’appel de Paris qui maintint la licéité de la clause. En rappelant la jurisprudence communautaire, la Cour de cassation énonça qu’« il suffit que la clause identifie les éléments objectifs sur lesquels les parties se sont mises d’accord pour choisir le tribunal ou les tribunaux auxquels elles entendent soumettre leurs différends nés ou à naître ». In casu, la clause d’élection de for « ne contenait aucun renvoi à une règle de compétence en vigueur dans un État membre ni aucun élément objectif suffisamment précis pour identifier la juridiction qui pourrait être saisie ». La clause ne répondait pas à l’objectif de prévisibilité, la cour d’appel avait violé ce principe cardinal.
En bref, en s’alignant sur la jurisprudence communautaire, la Cour de cassation requiert désormais que les juridictions désignées par la clause d’élection de for (fût-elle asymétrique) soient objectivement déterminables. À titre d’exemple, les éléments permettant d’identifier les juridictions peuvent être la mention du lieu d’exécution du contrat, du lieu de livraison de la chose, du lieu du fait litigieux, et peuvent même « être concrétisés […] par les circonstances propres à la situation de l’espèce ».[14] Il n’est donc pas nécessaire d’indiquer expressément le nom du tribunal choisi dans la clause d’élection de for. La doctrine indique que cette approche est transposable au Règlement de Bruxelles I bis.[15]
Par conséquent, est illicite toute clause qui octroierait un choix discrétionnaire (donc imprévisible) à l’une des parties, plaçant l’autre « à sa merci »[16] ; à l’inverse, est licite toute clause qui, bien que mettant les parties dans des positions différentes face à la compétence juridictionnelle, « [ne] place pas l’une d’elles sous la coupe de l’autre ». Si « déséquilibrée » soit la clause d’élection de for asymétrique, cela n’est plus le critère discriminant de sa validité. Cette solution, bien que fondée sur le droit communautaire, reste sujette à l’interprétation des cours des États membres et est susceptible de varier selon les juridictions. Face à une telle casuistique, il est souhaitable de faire preuve de prudence et de recourir à des conseils juridiques professionnels pour rédiger de telles clauses.
Contact : jose.feris@squirepb.com
[1] A partir de Born G., « Chapter 2: Drafting International Forum Selection Clauses » in International Arbitration and Forum Selection Agreements: Drafting and Enforcing, 5e édition, ¶ 33.
[2] Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (refonte), article 25.
[3] Voir Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (refonte), article 24, 4)
[4] Coreck Maritime, CJCE, affaire C-387-98, 9 novembre 2000 cité par Ancel M.-É., Deumier P. et Laazouzi M., Droit des contrats internationaux, Sirey, para. 186.
[5] Mme X contre Edmond de Rothschild Europe, Civ. 1e, 26 septembre 2012, pourvoi n° 11-26.022.
[6] Avout (d’) L., « Droit du commerce international », Recueil Dalloz 2013, p. 2293 (obs.).
[7] Voir Jault-Seseke F., « Validité de la clause attributive de juridiction : un revirement attendu tempéré par de nouvelles exigences », Recueil Dalloz 2015, p. 2620.
[8] Convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale dite « de Lugano », article 23.
[9] ICH contre Crédit Suisse, Civ. 1e, 25 mars 2015, 13-27.264.
[10] Jault-Seseke F., « Validité de la clause attributive de juridiction : un revirement attendu tempéré par de nouvelles exigences », Recueil Dalloz 2015, p. 2620.
[11] Jault-Seseke F., « Validité de la clause attributive de juridiction : un revirement attendu tempéré par de nouvelles exigences », Recueil Dalloz 2015, p. 2620.
[12] eBizcuss.com contre sociétés Apple, Civ. 1e, 7 octobre 2015, pourvoi n° 14-16.898.
[13] SCI Saint-Joseph contre Dexia, Civ. 1e, 3 octobre 2018, pourvoi n° 17-21.309.
[14] Coreck Maritime, CJCE, affaire C-387-98, 9 novembre 2000, para. 15.
[15] Mélin F., Clause attributive de compétence dans l’Union : respect de l’objectif de prévisibilité, Dalloz actualités, 5 novembre 2018.
[16] Ancel M.-É., Deumier P. et Laazouzi M., Droit des contrats internationaux, Sirey, para. 187.