Cass. Com. 5 juin 2024, n° 23-10.954
Entre deux principes, le cœur de la Cour de cassation balance…
ll n’est pas toujours simple de concilier les droits fondamentaux, les intérêts légitimes et les exigences de transparence. Après le récent arrêt de l’assemblée plénière facilitant l’admission des preuves déloyales (Cass, ass. plen. 22 déc. 2023 n°20-20.648)[1], la chambre commerciale de la Cour de cassation vient de se prononcer sur l’articulation entre le droit à la preuve et la protection du secret des affaires (Cass. Com. 5 juin 2024, F-B, n° 23-10.954). Si en principe une pièce protégée à ce dernier titre ne peut être produite dans le cadre d’une instance civile, cette prohibition n’est pas absolue.
1. Rappel sur la protection du secret des affaires
Trouvant son origine dans une directive européenne de 2016, le régime a été transposé en France par la loi (n°2018-670) du 30 juillet 2018. Le secret des affaires suppose l’existence d’une information protégée et valorisable, entre les mains d’un détenteur légitime, prenant des mesures de protection raisonnables.
En application de l’article L151-1 du C. com : « Est protégée au titre du secret des affaires toute information répondant aux critères suivants : 1° Elle n’est pas, en elle-même ou dans la configuration et l’assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d’informations en raison de leur secteur d’activité ; 2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ; 3° Elle fait l’objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret ».
Peuvent par exemple être protégés : la stratégie commerciale d’une entreprise, des projets d’acquisition, procédés originaux, données commerciales stratégiques, le lancement d’un nouveau produit, les fichiers clients ou fournisseurs, un organigramme etc. Les journalistes, les lanceurs d’alerte ainsi que les « intérêts légitimes reconnus » (y compris celui des salariés), ne sont pas impactés.
La réparation des atteintes au secret d’affaires se fait par des dommages et intérêts (art L 152-6 C. com), lesquels prennent en compte les conséquences économiques négatives de l’atteinte, le cas échéant un préjudice moral et les bénéfices réalisés par l’auteur de l’atteinte.
2. L’arrêt de la Cour de cassation du 5 juin 2024
Les faits sont simples. Le franchisé d’un réseau de pizza reproche au franchiseur et à la filiale d’un réseau concurrent, la commission d’actes de concurrence déloyale, matérialisés par l’octroi de délai de paiement excessifs à ses franchisés. La victime demande la cessation de ces pratiques et la réparation du dommage allégué. En défense, le réseau attaqué fait falloir que le demandeur a produit des pièces confidentielles qui détaillaient son savoir-faire et étaient couvertes par le secret des affaires. La Cour d’appel de Paris (pôle 5 – ch. 4, 23 nov. 2022, n° 22/08310) valide l’argumentation du défendeur. La pièce protégée au titre du secret des affaires a été divulguée de façon illicite.
La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au visa des articles L. 151-8, 3° C. com et 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. La cour d’appel aurait dû opérer un contrôle de proportionnalité et rechercher si la protection conférée par le secret des affaires (prohibant la production de la pièce litigieuse), ne devait pas céder devant le droit à la preuve, c’est-à-dire un « intérêt légitime » reconnu.
En ne recherchant pas « si la pièce produite était indispensable pour prouver les faits allégués de concurrence déloyale et si l’atteinte portée par son obtention ou sa production au secret des affaires de la société D P n’était pas strictement proportionnée à l’objectif poursuivi, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ». La cour de renvoi devra hiérarchiser et arbitrer entre deux intérêts légitimes.
3. Commentaires et recommandations pratiques
Fondé sur le droit au procès équitable, le droit à la preuve, devenu un véritable droit subjectif, est consacré par la Cour de cassation depuis une dizaine d’années (Voir, Cass Civ. 1re, 5 avr. 2012). Un justiciable doit pouvoir prouver ses allégations, ce qui implique le droit d’obtenir des preuves.
Relativement peu d’affaires sont tranchées sur ce fondement des articles L151-1 et suivants du C. com., du fait de la concurrence du droit commun de la responsabilité et de la prohibition du cumul des responsabilités. Les dossiers concernent essentiellement la propriété intellectuelle et les pratiques restrictives de concurrence. Paradoxalement, beaucoup d’entreprises victimes renoncent à une action judiciaire afin de ne pas rendre l’affaire entièrement publique et définitivement ruiner ce qui demeure du secret trahi.
Sans rentrer dans la cuisine procédurale, l’articulation de la protection du secret des affaires avec les mesures d’instruction in futurum (article 145 CPC) est complexe. La jurisprudence laisse de larges pouvoirs d’appréciation au juge des référés, lequel doit articuler les éventuelles mesures de séquestre, de libération de séquestre, de rétractation, les délais. Le concept souple et subjectif de « proportionnalité », mis en avant par l’arrêt commenté, facilitera-t-il la tâche des tribunaux et la motivation des jugements ?
La loi de 2018 prévoit aussi un volet, peu usité, de mesures provisoires permettant de prévenir une atteinte imminente ou de faire cesser une atteinte illicite à un secret des affaires. Une juridiction peut, sur requête ou en référé, ordonner toutes mesures provisoires et conservatoires proportionnées (Art. L. 152-4 C. com).
En pratique, toute entreprise impactée par cette problématique de secret des affaires, serait bien avisée de mettre en place un programme de compliance (inter-métiers), de cartographier les risques, documenter les secrets et mesures prises, de désigner un référent dédié, ainsi que des employés habilités. Pour une meilleure protection judiciaire, il importe d’apposer une mention « confidentiel », sur tous documents ou données sensibles, le cas échéant de les crypter. Dans un contexte contractuel ou de négociation pré-contractuelle, prévoir une clause de confidentialité et ou de secret des affaires, est toujours sage.
Le renforcement du contrôle de proportionnalité induit par l’arrêt du 5 juin 2024 alourdit l’office des juges du fond et pourrait générer une casuistique complexe, des contentieux dilatoires, voire une certaine insécurité judicaire. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Séparer le bon grain de l’ivraie, interpréter, hiérarchiser, concilier les normes, c’est la fonction immémoriale des juges et des praticiens. Au XIIe siècle, le Décret de Gratien – Concordia discordantium canonum – ambitionnait déjà de concilier et de rendre plus cohérente l’articulation de 3 800 canons « apostoliques ».
[1] Lire notre article Revirement de jurisprudence en droit probatoire