Selon certains, il est « L’écrivain suisse contemporain ». Dans tel grand quotidien allemand, un critique n’hésite pas à déclarer: « Martin Suter ne sait pas écrire ». D’où vient alors la bonne fortune – dans tous les sens du terme – de cet auteur helvète germanique, né en 1948, qui vit confortablement depuis quelques années entre Ibiza et le Guatémala ?
D’abord rédacteur publicitaire, puis chroniqueur talentueux dans la presse écrite, Suter n’est certes pas un grand styliste mais avant tout un formidable raconteur d’histoires qui embarque à tous coups son lecteur et l’emmène jusqu’à la fin de chacun de ses romans, grâce à une science parfaite du récit qui doit beaucoup au scénariste de cinéma qu’il est également. Ses livres se développent en séquences rapides qui s’achèvent ici ou là par une chute remarquable.
Dans Small world (1997), le héros souffre de la maladie d’Alzheimer, mais ses réminiscences et le traitement innovant qu’il subit mettent en péril la réputation d’une grande famille bourgeoise avec laquelle il a partie liée. La face cachée de la lune (2000) met en scène un cadre juridique promis à un grand avenir qui voit son destin basculer suite à l’absorption de champignons hallucinogènes, expérience qu’il doit à sa liaison scandaleuse avec une jeune et séduisante marginale. Sa métamorphose menace le milieu d’affaires dans lequel il baignait auparavant.
Les troubles dont souffre le journaliste de Un ami parfait (2002) viennent cette fois d’une amnésie consécutive à un choc sur la tête. Son entourage personnel et professionnel en sera profondément affecté. Le garçon de café de Lila, Lila (2004) devient un autre homme du jour où il publie sous son nom un manuscrit trouvé dans un tiroir. La gloire et l’amour embelliront sa vie le temps de l’imposture. Dans Le diable de Milan (2006), une jeune femme qui fuit un riche mari violent et la mère possessive de ce dernier devient la proie de la fureur primitive qu’engendre la jalousie et l’envie des habitants d’un village montagnard.
Le dernier des Weynfeldt (2008) est ce célibataire fortuné tombé dans les griffes d’une trop belle aventurière au grand scandale de son milieu habituel. Le cuisinier (2010), réfugié tamoul, s’attire les bonnes grâces de grands bourgeois vieillissants au moyen de sa cuisine aphrodisiaque, avec la complicité amicale d’une prostituée.
Allmen et les libellules (2011) voit la naissance d’un personnage appelé à revenir dans la bibliographie de notre auteur : un deuxième titre est déjà sorti en français. Il s’agit d’un aristocrate ruiné obligé de se livrer à des vols pour ne pas déchoir. Le dernier ouvrage de Suter, Die Zeit, die Zeit (2012), en cours de traduction (Le Temps, le temps) est l’histoire de deux hommes, veufs tous les deux, qui tentent de nier la fuite et donc l’existence du temps, en reconstituant en détail le jour où ils perdirent l’être aimé.
L’argument, trop brièvement résumé ici, des neufs romans de Martin Suter laisse apparaître les lignes de force de son œuvre : l’identité psychologique et sociale des individus, sa fragilité, les chocs ou événements qui affectent celle-ci. Ce qu’il ne dit pas, c’est l’intrigue presque inévitablement criminelle dans laquelle ces éléments s’inscrivent, l’habileté diabolique et manipulatrice de l’écrivain ainsi que son imagination débordante – trop parfois – comme celle d’un torrent alpin. En tout cas un plaisir assuré et toujours renouvelé pour le lecteur.
Tous les titres sont parus chez Christian Bourgois