A la fin du dernier trimestre 2006, j’ai reçu une lettre de l’école de mes enfants (une fille de 13 ans et un garçon de 11 ans, sous oublier la petite dernière de 6 ans) m’informant de la mise en place d’un service sécurisé en ligne, me permettant de connaître en temps réel les retards et absences de mes charmants bambins, la liste des punitions et même, sur option, l’envoi de SMS sur mon mobile en cas d’absence ou de retard… Je suis simplement atterré par une société assez perverse et perdue pour organiser la surveillance permanente des citoyens, dès leur plus jeune âge. Ceci ne constitue malheureusement qu’un épiphénomène au sein d’un mouvement généralisé vers le « tout sécuritaire », combiné à un individualisme irresponsable, teinté de paranoïa hygiéniste.

Dans l’exemple précédent, si ma fille n’est pas à l’école à 8h15, ne risque-je pas d’engager la responsabilité de l’école qui n’a pas su s’en occuper, alors qu’elle en est responsable à partir de 8h15 ? La réponse (la riposte devrais-je dire…) de l’école est donc : « Parents vous étiez prévenus. C’est à vous de prendre les mesures qui s’imposent ! » Qui devient alors responsable si ma fille fait l’école buissonnière ? L’école qui ne l’intéresse pas suffisamment ou mon éducation laxiste ? L’article 1384 du code civil était censé désigner le responsable, mais qu’en est-il réellement aujourd’hui ? L’éducation a disparu : les parents ne l’assument plus, mobilisés par d’autres tâches (leur épanouissement personnel et professionnel) et trompés par les termes « Éducation nationale ». Les enseignants n’en peuvent plus, envahis par les programmes, les réformes et la politisation de leur métier. La terminologie « Instruction publique » avait le mérite de tracer une répartition des rôles : à l’école l’instruction, aux parents l’éducation. Du coup, c’est vers le droit que l’on se tourne et au juge que l’on confie les querelles de voisinage, les déchirements familiaux ou les questions d’éducation des enfants (il n’est plus rare de voir un confrère accompagner un élève dans les conseils de discipline…). Le juge devra bientôt traiter des cas dans lesquels Météo France est poursuivie en raison des tempêtes. Il est déjà saisi par de nombreux plaignants « victimes » du tabac, de l’alcool et bientôt des « friandises »…

Ce qui était autrefois du ressort de l’éducation et du savoir-vivre en société, appartient désormais au droit : « j’ai droit à… », « j’ai le droit de… », « il est interdit de… ». Les rapports sociaux, faits du respect de l’autre, de sa différence, de son unicité, sont aujourd’hui laminés par l’égalitarisme dogmatique et l’individualisme paranoïaque. Un petit exercice révélateur : recherchez à quand remonte la dernière fois où l’on vous a dit pardon après vous avoir bousculé ? où l’on vous a tenu une porte ? fait preuve de galanterie ? Aussi n’est-il plus nécessaire (j’aurais préféré « bienséant ») de demander à son voisin si la fumée le gêne : soit il est en zone fumeur et il doit souffrir ; soit fumer est ici interdit et le fumeur risque l’amende, voire la plainte… Plus d’échanges, mais des confrontations, des menaces, des sanctions. Les services de police enregistrent de plus en plus de cas de violences physiques : les rapports de force remplacent les rapports humains. Dans le cas des fumeurs, on ne peut que les blâmer : s’ils avaient su se tenir et respecter autrui, la loi n’aurait pas été nécessaire…

L’infantilisation du citoyen, doublée de sa culpabilisation, représente l’un des aspects les plus terribles de cette tendance générale. Le fumeur indélicat n’est plus un malotru, c’est un délinquant sous l’emprise d’une drogue qu’il convient de traiter. Cela me fait terriblement penser au « traitement des asociaux » sous le nazisme ou le communisme : tout ce qui n’est pas « normal », « conforme » ou « sain » est rejeté sous prétexte d’un bien-être global de la société, validé scientifiquement. Science sans conscience ?

Les inspecteurs du travail ont fait savoir qu’ils refusaient de sanctionner un salarié bravant l’interdiction de fumer. Sans doute une posture idéologique : l’inspecteur du travail a trop l’habitude de sanctionner l’employeur pour se trouver mal à l’aise dans ce rôle… Qui donc fera respecter cet interdit ? Les forces de l’ordre ? Il n’y a pas encore d’OPJ dans les entreprises, mais qui sait ? L’employeur ? Il le doit ; mais n’a-t-il pas d’autres tâches plus créatrices de richesses pour tous ? Le collègue ? Grâce aux alertes éthiques (le fameux « whistleblowing ») , les salariés vont pouvoir signaler leur collègues en infraction (c’en est une). La cyber / télésurveillance ? La caméra de contrôle d’accès qui assure la sécurité des locaux pourra-t-elle servir à prouver que Monsieur Dupont fumait le 28 février 2008 à 15h38min22sec dans le couloir B ? La question se pose sérieusement et la technologie à disposition de tous – forces de l’ordre, employeurs, sociétés de sécurité, particuliers – permet aujourd’hui une surveillance et un contrôle permanent de tous.

De bon matin, vous quittez votre domicile. Grâce à votre mobile, vous êtes localisable en permanence par triangulation entre antennes. Vos appels, reçus et donnés, vos SMS et autres MMS sont identifiés et stockés . Avant de prendre le métro vous retirez quelques billets dans un distributeur : le système enregistre la somme, l’heure, le lieu (ainsi que lors de toute transaction par carte bancaire). Attention : si vous retirez trop d’espèces, vous devenez suspect. Qui allez-vous tromper : le fisc, les URSSAF ou votre conjoint ? Vous prenez ensuite le métro. Votre carte Navigo permet à la RATP et au STIF de savoir que vous avez franchi le portillon 3 de la station « République » à 8h26min43sec . L’exemple est le même avec la carte de parking et le badge autoroutier du type « Liber-T » (quel euphémisme !). Votre employeur sait ensuite que vous arrivez à 8h42min23sec. : le badge de contrôle d’accès que vous avez présenté à la borne l’enregistre. Les exemples pourraient être multipliés : la géolocalisation des salariés, les données de connections Internet, les achats au supermarché (sans compter les produits possédant des puces à radio-fréquence, les fameux RFID qui équipent déjà les cartes Navigo), le dossier médical personnel, les données PNR des transporteurs aériens transmises à la CIA et au FBI …

J’en reviens à mes enfants. L’aînée qui doit partir aux États-Unis l’été prochain se verra-t-elle refuser l’accès au territoire américain si ses absences répétées à l’école (enregistrées sur son dossier, contresignées par les parents) sont analysées par les logiciels comportementaux de la CIA comme le signe d’un risque de déviance asociale ou rebelle ? Nous n’y sommes pas encore. Mais pour combien de temps ?

C’est à chacun d’entre nous, en citoyen vigilant, d’exercer un contrôle de nos gouvernants pour que notre préoccupation de bien-être ne justifie pas des atteintes de plus en plus dramatiques à la liberté de chacun. Les prochaines élections en France sont l’occasion de témoigner de cette vigilance.

A titre d’illustration, j’invite ceux qui ne l’auraient pas encore vu à aller au cinéma pour méditer sur La Vie des Autres de Florian Henckel von Donnersmarck . C’était hier (1984, le clin d’œil à Orwell) et chez nos voisins allemands (à l’époque la France avait des ministres communistes). Imaginez ce qu’aurait pu faire la Stasi avec une puce RFID implantée sous la peau : ce n’est pas de la fiction. C’est ici et maintenant.