À une heure où les perspectives de dénouement du Brexit accaparent l’attention générale, il est un autre sujet qui pourrait bien ébranler les fondements du système financier mondial et ce à horizon très proche : l’obsolescence légale à compter du 1er janvier 2020[1] des principaux indices interbancaires (LIBOR, EURIBOR…etc.).

  1. L’indice par qui arriva le trouble

Publié quotidiennement à 11h depuis janvier 1986, le London Interbank Offered Rate (ou taux interbancaire offert à Londres) est l’agrégation des taux moyens déclarés par un panel d’établissements financiers et auxquels ces derniers empruntent ou prêtent sans garanties sur le marché interbancaire londonien. En 2017, près de 350 trillions de dollars de produits financiers étaient directement liés aux indices IBOR (InterBank Offered Rates).

Conçu dans les années 60 par le banquier grec Minos Zombanakis, cet indice est devenu une référence sur les marchés financiers en même temps que l’avènement massif des instruments dérivés à partir des années 1990. Sa simplicité de calcul, ainsi que le large spectre d’échéances temporelles et de devises couvertes, 1’ont rendu indispensable pour la détermination du taux d’intérêt de produits tant simples (comme les prêts étudiants) que complexes (tels que les dérivés de crédit).

  1. L’ère des scandales et des remises en cause

Étant déterminés sur une base déclarative et non en fonction de transactions réelles, ces taux ont été victimes de scandales de manipulation successifs qui ont conduit à ternir le crédit de ces références interbancaires.

À l’origine au nombre de 57, les banques contributrices de l’Euribor ne sont plus que 18 à ce jour et se montrent de plus en plus réticentes à publier leurs soumissions IBOR[2]. C’est donc une infime minorité de participants qui contribue à la détermination d’indices utilisés par une majorité d’acteurs financiers.

En réaction au risque de manipulation et au manque de robustesse des indices IBOR, c’est toute une série de nouveaux taux dits « alternatifs » ou « sans risque » (Alternative Reference Rates; Risk Free Rates) qui aurait dès lors vocation à les remplacer[3].

Au Royaume-Uni, le SONIA (Sterling Overnight Index Average) est présenté comme l’indice favori pour assurer la transition vers les taux sans risque[4]. Cet indice existe depuis 20 ans et a la particularité d’être administré par la Banque d’Angleterre depuis 2016. Basé sur des transactions réelles et non sur des estimations ce taux présente une plus grande solidité. Aux Etats-Unis, le SOFR (Secured Overnight Financing Rate), basé sur les opérations de refinancement collatéralisés (Repo) sur les titres du Trésor américain de la veille, est présenté comme une alternative au LIBOR USD.

S’agissant de la zone euro c’est l’€STER (Euro Short Term Rate) qui a été désigné par la BCE comme le successeur de l’EONIA; notamment afin de résoudre un biais historique de construction dans la mesure où l’EONIA reflétait principalement les transactions des banques françaises et allemandes. L’€STER qui fera l’objet d’une publication quotidienne à 9h CET à partir du 2 octobre 2019, est administré par la Banque Centrale Européene et est entièrement basé sur une méthodologie de collecte d’informations statistiques (Money Market Statistical Reporting) auprès de 52 banques de la zone euro[5].

Il est à noter que l’avènement de ces nouveaux indices marque un basculement du recours à des taux à terme (forward looking term rates) vers des taux sans risque au jour le jour (overnight risk free rates) et ce afin de refléter plus fidèlement la réalité de marchés sous-jacents actifs et liquides[6], ce qui n’est néanmoins pas sans causer de différences économiques qu’une simple substitution d’indice ne saurait absorber.

À titre d’exemple, si l’on considère un produit financier portant intérêts de la façon suivante : GBP LIBOR 3 mois + 100 points de base. Dans ce cas, les paiements d’intérêts seront nécessairement impactés si l’on substitue le SONIA au LIBOR car l’écart moyen entre un taux GBP LIBOR 3 mois et un taux SONIA interpolé sur 3 mois est d’environ 30 points de base. De même, un taux GBP LIBOR 3 mois + 100 points de base n’est pas l’équivalent d’un taux SONIA + 130 points de base car cet écart de 30 points de base représente une moyenne d’écarts pouvant évoluer de façon significative sur une période donnée. Ainsi au cours des 10 dernières années cet écart a pu atteindre 398 points de base. Dès lors les paiements découlant d’un contrat indexé sur GBP LIBOR 3 mois + 100 points de base ne seront identiques à ceux d’un contrat indexé sur SONIA + 130 points de base qu’en de très rares occasions.[7]

  1. L’intervention du législateur européen

Face à ces nombreux scandales de manipulation de taux (plus de 10 milliards de dollars d’amendes prononcés à l’encontre des banques fautives) l’Union Européenne a renforcé le cadre règlementaire en introduisant le règlement (UE) n° 2016/1011 du 8 juin 2016 (le « règlement Benchmark ») afin de réformer la méthodologie de calcul des indices et des taux de référence, en particulier des taux IBOR.

Afin de prévenir, pour l’avenir du moins, tout phénomène de disruption dans l’administration des indices qui auront vocation à remplacer les IBOR, le règlement Benchmark introduit trois catégories en fonction de la dépendance du système financier vis-à-vis de l’indice en question :

  • indice d’importance critique (ex:EURIBOR, EONIA, ICE Swap Rate, ICE Brent Index, London Gold Fixing)
  • indice d’importance significative (pas de soumissions dans cette catégorie à ce jour)
  • indice d’importance non-significative (ex: la majorité des indices utilisés sur les systèmes multilatéraux de négociation)

Ainsi, un indice d’importance critique est (i) celui utilisé directement ou indirectement dans une combinaison d’indices de référence comme référence pour des instruments financiers ou des contrats financiers ou pour mesurer la performance de fonds d’investissement, ayant une valeur totale d’au moins 500 milliards d’euros, ou (ii) celui désigné par l’autorité de tutelle comme étant de nature à être considéré comme indice de référence d’importance critique, ou (iii) celui utilisé comme référence dans des contrats et instruments financiers et des fonds ayant une valeur totale d’au moins 400 milliards d’euros et ne disposant pas d’indice de substitution et dont la disparition aurait des incidences sur l’économie.

Un indice qui n’est pas d’importance critique sera considéré d’importance significative si (i) la valeur des contrats et instruments financiers et des fonds d’investissement qui l’utilisent est au moins égale à 50 milliards d’euros, ou (ii) s’il n’existe pas d’indice de substitution et (iii) si sa disparition implique des risques importants.

Un indice de référence est d’importance non-significative s’il ne remplit pas les conditions permettant de le considérer comme un indice d’importance critique ou significative.

Enfin, une des avancées remarquables introduites par le règlement Benchmark est le nouveau pouvoir de contrainte des autorités compétentes. Désormais, si un administrateur a l’intention de cesser de fournir les données composant un indice d’importance critique, il pourra être contraint de continuer de déterminer la valeur de cet indice et ce jusqu’à ce que ce dernier soit transféré à un nouvel administrateur ou qu’un plan de transition soit mis en place (dans une limite de 24 mois)[8].

  1. Conséquences pratiques du retrait des indices IBOR : fallback ?

L’article 28(2) du règlement Benchmark prévoit que « les entités surveillées […] qui utilisent un indice de référence établissent et tiennent à jour des plans écrits solides décrivant les mesures qu’elles prendraient si cet indice de référence subissait des modifications substantielles ou cessait d’être fourni ».

Ces « plans écrits solides » se matérialisent sous la forme de clauses dites de « fallback » insérées dans la documentation contractuelle des opérations faisant appel à un indice de référence. Ces clauses ont vocation à décrire une « cascade » de mesures afin de déterminer un indice de référence de substitution en cas d’indisponibilité temporaire de l’indice.

Si ces clauses de « fallback » existent depuis longtemps, elles ne sont néanmoins pas adaptées à une situation de disparition durable d’un indice et se limitent à désigner un taux qui n’est pas indexé sur un indice de marché : il s’agira, le plus souvent, soit d’une cotation recueillie par un agent auprès de banques de référence, soit du cout global de refinancement du prêteur (« cost of funds »), soit du dernier indice disponible publié.

  • Implications en matière de financement :

L’hypothèse d’une disparition définitive d’un indice de référence tel que le LIBOR ou l’EURIBOR n’ayant pas initialement été prévue dans le standard LMA (Loan Market Association), une importante activité de « repapering » devra nécessairement être conduite par les établissements de crédit et emprunteurs en raison du besoin de procéder à la renégociation des termes de ces contrats par voie d’avenants.

Afin de faciliter ce travail titanesque, la Loan Market Association a d’ores et déjà publié un modèle de clause qui substitue la règle de la majorité des deux-tiers (66,66%) à celle, trop pesante, de l’unanimité des prêteurs.

La LMA a publié ses nouveaux modèles de clauses de « fallback » le 25 mai 2018. Deux mécanismes principaux existent dans les contrats LMA de droit français afin de pallier la disparition d’un indice de référence :

  • Si un indice de référence alternatif officiel existe et est reconnu par le régulateur ou une autorité officielle au niveau de la zone euro ou de l’Union européenne, alors cet indice pourra s’appliquer au contrat, à condition que cette modification soit acceptée par la majorité (simple ou renforcée) des prêteurs et par l’emprunteur.
  • Une négociation entre l’agent et l’emprunteur peut également permettre d’obtenir le consentement des prêteurs.

Outre les nouveaux mécanismes propres à la détermination de l’indice, la nouvelle clause de « fallback » LMA anticipe les conséquences économiques propres à un remplacement d’indice en prévoyant que l’agent (agissant pour le compte des prêteurs) et l’emprunteur pourront négocier tous les ajustements nécessaires sur le pricing du prêt afin de limiter ou d’éliminer les bouleversements éventuels de l’économie du contrat pour l’une ou l’autre des parties en raison du basculement vers ce nouvel indice[9].

  • Implications en matière obligataire :

La dématérialisation des titres ainsi que le nombre, souvent important, de souscripteurs d’obligations issues d’une même souche rendra nécessairement difficile la renégociation des termes de celles-ci entre l’émetteur et les obligataires.

La pratique de marché connait deux méthodes principales de détermination du taux d’intérêt :

  • le taux écran (similaire à celui des contrats LMA); ou
  • le taux variable fixé par l’agent de calcul dans un swap de taux théorique (conformément aux standards ISDA ou FBF).

Dans le premier cas, l’indisponibilité de l’indice invitera à se reporter à une cotation de taux d’intérêts fournie par les banques de référence. À défaut d’une telle cotation, c’est le dernier indice « écran » publié qui primerait. La disparition permanente de l’indice aurait ainsi pour conséquence de transformer une émission à taux variable en émission à taux fixe.

Dans le second cas, les mécanismes de « fallback » applicables seront ceux prévus habituellement dans la documentation propre aux contrats de produits dérivés : c’est-à-dire la cotation fournie par les banques de référence. En revanche, l’hypothèse de l’absence de cotation n’a pas été prévue.

  1. Impact juridique de la disparition des indices interbancaires

Les risques en l’absence de modifications contractuelles permettant de pallier la disparition de l’indice sont les suivants :

  • impossibilité de calculer les flux de paiement ;
  • modification significative de l’économie du contrat ou de sa valeur pour l’une ou l’autre des parties ;
  • décorrélation entre les contrats de financement et les contrats de produits dérivés destinés à en couvrir le risque de taux.

C’est donc la continuité des contrats en cours qui risque d’être mise à mal.

S’il est acquis que les variations économiques entrainées par la cessation des indices IBOR ne permettent pas, pour certains titres et contrats, à la partie qui s’estime lésée de se prévaloir des dispositions de l’article 1195 du Code civil relatives à l’imprévision[10], il n’en demeure pas moins que de telles fluctuations pourraient conduire à ce que l’exécution du contrat devienne trop onéreuse pour l’une ou l’autre des parties. En telle hypothèse, il semblerait donc que – s’agissant d’un contrat de prêt – l’issue la plus probable soit l’activation de la clause de remboursement anticipé par l’emprunteur et, en cas de défaut de ce dernier, la mise en œuvre de la clause d’exigibilité anticipée par le prêteur.

En outre, en l’absence de clause de substitution d’indice, trois options se présentent au juge qui aurait à connaitre d’un contrat dont la renégociation par les parties aurait échoué :

  • cristalliser la durée restante du contrat sur le dernier niveau atteint par l’indice;
  • déclarer le contrat caduc en raison de la disparition de l’un de ses éléments essentiels (art. 1186 du Code civil); ou
  • appliquer un autre indice remplaçant celui qui a disparu.

Dans l’un ou l’autre des cas, c’est la recherche de la sacro-sainte « intention commune des parties » qui guidera le choix du juge. Et celui-ci semble s’être octroyé au fil du temps un véritable pouvoir de sauvetage du contrat dans l’hypothèse où l’indice choisi par les parties aurait disparu.

En ce sens, l’article 1167 du Code civil prévoit que « lorsque le prix ou tout autre élément du contrat doit être déterminé par référence à un indice qui n’existe pas ou a cessé d’exister ou d’être accessible, celui-ci est remplacé par l’indice qui s’en rapproche le plus ».

Ainsi, si l’on peut raisonnablement espérer que les contrats dont l’indice aurait disparu à horizon 2020 ne soient pas systématiquement frappés de caducité, le recours à cette règle du « substitut le plus proche » pour assurer le remplacement de cet indice n’en constitue pas moins un pis-aller, notamment du fait qu’étant supplétive de volonté, les parties peuvent l’écarter en convenant que le contrat ne se poursuivra qu’à la condition que l’indice initialement choisi survive. En outre, on ne voit guère comment le juge pourrait se substituer à un marché qui ne s’est pas encore lui-même positionné définitivement sur les indices ayant vocation à remplacer les IBOR. Enfin, si l’intention de cette règle est louable, ses contours n’en demeurent pas moins abstraits : qu’est-ce que l’indice le plus proche ? Qui décidera de la similarité de l’indice successeur à son prédécesseur ? Qu’en est-il en l’absence d’indice présentant les mêmes caractéristiques ? Ce sont autant d’interrogations qui permettent de douter de la capacité de cette règle à prendre en compte la nature profondément différente des nouveaux indices (cf. supra sur la transition des « forward looking term rates » vers les « overnight risk-free rates »), leur impact sur l’équilibre économique initial du contrat et partant à assurer la continuité des contrats en cours.

On voit donc que l’avantage pour un contrat indexé sur un indice à taux variable à contenir une clause de « fallback » réside dans la faculté pour le cocontractant ou un tiers[11] de substituer à l’indice disparu un nouvel indice et d’assurer de cette façon la continuité de la relation contractuelle sans se risquer à l’interprétation de la juridiction commerciale dans une matière particulièrement technique.

Conclusion

Face à ces incertitudes, et pendant qu’il est encore temps, il importe de renégocier les contrats en cours afin de désigner l’indice de référence de remplacement ou, à tout le moins, le processus contractuel de détermination, mais aussi (et surtout !) de sauvegarder l’économie originelle du contrat en adaptant conventionnellement ses conditions financières.

S’agissant des émissions d’obligations à taux variable (cf. supra en matière de financements), certaines documentations récentes[12] ont anticipé les bouleversements à venir en prévoyant que la détermination de l’indice qui aurait disparu définitivement ou dont l’utilisation serait devenue illégale sera laissée à l’entière discrétion de l’agent de calcul « agissant de bonne foi et de façon commercialement raisonnable », permettant ainsi d’éviter la lourdeur de la procédure de convocation de l’assemblée générale et les éventuelles résistances des porteurs.

Enfin espérons que, comme l’a laissé entendre la Commission Européenne dans son communiqué de presse du 25 février 2019[13], les institutions de l’Union Européenne s’entendront pour « accorder aux fournisseurs d’indices de référence d’importance critique — les taux d’intérêt tels que l’Euribor ou l’EONIA — deux années supplémentaires, soit jusqu’au 31 décembre 2021, pour se conformer aux nouvelles exigences du règlement sur les indices de référence ».

Cet article a été co-rédigé par Véronique Collin et Arnaud Lacombe


[1] Sauf report par l’UE du délai de mise en conformité, la date limite pour mettre fin à l’utilisation des indices de référence ne respectant pas le règlement Benchmark est pour l’instant fixée au 1er janvier 2020.

[2] www.emmi-benchmarks.eu/euribor-org/panel-banks.html

[3] European Central Bank – Working group on euro risk-free rates. (www.ecb.europa.eu/paym/initiatives/interest_rate_benchmarks/WG_euro_risk-free_rates/html/index.en.html)

[4] www.bankofengland.co.uk/markets/transition-to-sterling-risk-free-rates-from-libor

[5] www.ecb.europa.eu/paym/initiatives/interest_rate_benchmarks/shared/pdf/ecb.ESTER_methodology_and_policies.en.pdf

[6] Financial Stability Board: Interest rate benchmark reform – overnight risk-free rates and term rate (https://www.fsb.org/wp-content/uploads/P120718.pdf)

[7] Oliver Wyman, « Changing The World’s Most Important Number: LIBOR Transition ».

[8] Règlement Benchmark, art. 23

[9] www.bankofengland.co.uk/-/media/boe/files/markets/benchmarks/risk-free-reference-rates-replacement-of-screen-rate-clause

[10] Article L.211-40-1 du Code monétaire et financier : « l’article 1195 du Code civil n’est pas applicable aux obligations qui résultent d’opérations sur les titres et les contrats financiers ».

[11] La banque agissant ès-qualité d’agent de calcul dans certains programmes d’Euro Medium Term Notes récents.

[12] Programme EMTN 2019 de Total (cf. Section “Terms and Conditions of the Notes”, p.85).

[13] http://europa.eu/rapid/press-release_IP-19-1418_en.htm