L’absence de devoir pour la victime de limiter son préjudice
Cass. 1e Civ., 2 juillet 2014, n°13-17.599
Une société civile immobilière avait acheté un logement en état futur d’achèvement sur l’île de la Réunion en 2006. L’acquisition a été effectuée sur la recommandation d’une étude notariale ayant conseillé l’investissement, lequel devait permettre aux associés et co-gérants de la SCI de bénéficier d’avantages fiscaux sous forme de réduction d’impôts. Mais en raison de l’absence de transparence fiscale de la SCI, les associés et co-gérants de cette dernière ne pouvaient en réalité bénéficier de telles réductions.
L’administration fiscale est alors intervenue et leur a notifié une proposition de rectification fiscale ainsi que la possibilité de bénéficier d’un autre système de défiscalisation. Les associés et co-gérants de la SCI ont accepté de régler les rappels d’impôts, mais ont refusé les autres avantages proposés par l’administration. Sauf que les associés n’en sont pas restés là et ont décidé d’assigner les deux études notariales ayant concouru à la vente, le premier notaire pour avoir recommandé l’investissement, et le deuxième, pour avoir instrumentalisé l’acte de vente.
Les deux études notariales ont été condamnées par la Cour d’appel de Pau qui retient que le défaut de conseil et d’information imputable aux notaires est la cause directe d’une perte de chance pour les associés. Les deux études notariales ont donc été condamnées in solidum par les juges du fond à indemniser leurs clients de cette perte de chance (égale à la totalité de la déduction fiscale dont les associés auraient pu bénéficier).
Les notaires ont formé un pourvoi en cassation et ont reproché à la Cour d’appel de ne pas avoir su caractériser la faute commise par les victimes en refusant d’adopter des mesures raisonnables de nature à prévenir la réalisation du dommage. Plus précisément, « en refusant l’application du dispositif proposé par l’administration fiscale, qui aurait permis de prévenir ne serait-ce qu’en partie la réalisation du préjudice lié à la perte du bénéfice fiscal de faveur dont ils demandaient l’application [les associés et co-gérants de la SCI] avaient commis une faute de nature à exonérer le notaire de sa responsabilité ».
La première chambre civile de la Cour de cassation ne suit pas le même raisonnement que les notaires, elle rejette le pourvoi et met au visa un principe désormais bien connu selon lequel « Vu l’article 1382 du Code civil, l’auteur d’un dommage doit en réparer toutes les conséquences et la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable ». Ayant manqué à leur devoir d’information et de conseil, les notaires ne pouvaient reprocher aux associés et co-gérants de la SCI de ne pas avoir accepté un autre dispositif de défiscalisation pour réduire leur préjudice financier.
Une nouvelle fois, les magistrats de la Cour de cassation rappellent le principe de réparation intégrale et l’absence d’obligation pour la victime de limiter son préjudice.
Une solution applicable aussi bien en matière délictuelle que contractuelle
L’obligation incombant à la victime de réduire son préjudice ou d’empêcher l’aggravation de ce dernier a longtemps été débattue en droit français. Inspirée de la Common law, elle existe dans de nombreux pays de tradition civiliste, ainsi que dans de nombreuses conventions internationales. En dépit de ces exemples, la France a toujours été réticente à consacrer une telle obligation.
La position prise par la Cour de cassation dans cet arrêt très discret n’est en effet pas surprenante. Deux arrêts de la deuxième chambre civile [1] avaient déjà refusé de mettre à la charge de la victime une obligation de limiter son préjudice avec un attendu similaire et très explicite : « Vu l’article 1382 du Code civil ; Attendu que l’auteur d’un accident doit en réparer toutes les conséquences dommageables ; que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable ».
Si au départ, la responsabilité délictuelle était seule concernée, la Cour de cassation a étendu le principe au domaine contractuel par un arrêt du 10 juillet 2013 [2] rendu sous le visa de l’article 1147 du Code civil tout en rappelant le principe de réparation intégrale du dommage et la règle selon laquelle la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable.
De nombreux indices permettent cependant de penser que ce principe n’est pas absolu en droit français.
L’incidence du comportement de la victime en droit de la responsabilité civile
Un devoir de ne pas aggraver son préjudice
Tout d’abord, un arrêt très largement commenté prononcé par la deuxième chambre civile en 2011 permet de croire que la notion de « duty to mitigate » n’est pas totalement absente de notre système juridique. La Cour de cassation a cassé un arrêt rendu par la Cour d’appel de Chambéry au visa de l’article 1147 du Code civil pour violation de la loi car cette dernière n’avait pas su « caractériser la faute de l’assuré ayant causé l’aggravation de son préjudice matériel ».
Pour de nombreux auteurs, ce fut le premier pas vers l’acceptation d’une obligation pour la victime de ne pas aggraver son préjudice. « En reprochant aux juges du fond de ne pas avoir caractérisé la faute ayant provoqué l’aggravation du préjudice matériel, la Cour de cassation admet qu’une telle faute puisse exister. Un devoir de ne pas aggraver son propre préjudice matériel apparaît donc » [3]. Un conseiller référendaire à la Cour de cassation a même présenté l’arrêt comme une « porte entrouverte » [4] vers l’obligation de minimiser son dommage.
La Cour de cassation semble toutefois admettre cette obligation en la restreignant :
- à la matière contractuelle : comme l’indique l’article 1147 contenu dans son visa. Pour certains, cela se justifie parce que la matière est « dominée par le principe de loyauté réciproque entre les contractants, issue de l’obligation de bonne foi dans l’exécution du contrat » [5].
- Sur la nature de l’obligation : il y a une distinction entre obligation de limiter le préjudice et obligation de ne pas l’aggraver. On ne peut exiger de la victime « qu’elle contribue à réduire le préjudice réalisé », en revanche, « il est admissible qu’on exige de la victime qu’elle veille à l’absence d’aggravation du dommage subi » [6].
- Le préjudice matériel semble également être le seul concerné par cette obligation de minimiser son dommage.
Les fautes de la victime dans la production du dommage
L’obligation de minimiser son dommage semble également avoir trouvé un nouvel écho en droit pénal des affaires.
Des arrêts récents de la chambre criminelle de la Cour de cassation retiennent sur le fondement des articles 2 du Code de procédure pénale et 1382 du Code civil que « lorsque plusieurs fautes ont concouru à la production du dommage, la responsabilité de leurs auteurs se trouve engagée dans une mesure dont l’appréciation appartient souverainement aux juges du fond » [7].
Dans la première affaire, un trader a été l’initiateur et réalisateur d’un système de fraude ayant provoqué un dommage considérable pour la banque Société Générale qui va assigner le trader et demander la réparation intégrale de son préjudice financier, soit la somme de 4,9 milliards d’euros. Les juges du fond vont retenir que l’existence et la persistance d’un défaut de contrôle hiérarchique, négligence qui a permis la réalisation de la fraude et concouru à la production du dommage sont des défaillances qui ont déjà été sanctionnées par la Commission bancaire et aucune disposition de la loi ne permet de réduire, le montant des réparations, en raison d’une faute de la victime. L’arrêt va être cassé par la Cour de cassation qui retient que ces fautes commises par la Société Générale ont concouru au développement de la fraude et à ses conséquences financières.
Dans la deuxième affaire, deux dirigeants ont été condamnés pour un montage fiscal frauduleux, ainsi que pour escroquerie et abus de confiance. Les sociétés investisseuses qui s’estimaient victimes de ces infractions demandèrent réparation de leur préjudice. La Cour de cassation a refusé l’indemnisation intégrale en estimant que les investisseurs, qui se présentaient comme des « victimes », n’étaient pas « étrangères à leur propre préjudice » puisqu’elles n’avaient pu ignorer le comportement infractionnel des dirigeants, voire s’y étaient associées par « l’existence d’un accord tacite ». Par comparaison avec l’arrêt de 2014, en l’espèce les victimes ont contribué à la réalisation de leur propre préjudice en participant dès le début à des opérations frauduleuses, ce qui n’est pas le cas dans notre arrêt puisque le préjudice a été initié par le défaut de conseil des notaires. Le préjudice était déjà certain et établi au moment où les notaires ont reproché aux associés et co-gérants de la SCI de ne pas avoir accepté les systèmes de défiscalisation de l’administration. Il en aurait été sans doute autrement si les associés de la SCI avaient eu connaissance des autres dispositifs de défiscalisation dès le commencement de l’affaire.
Pour la Cour de cassation, l’attitude fautive de la victime, lorsqu’elle participe à la réalisation de leur préjudice, doit réduire, voire anéantir son droit à réparation. Il reste à déterminer si cette solution est propre à la chambre criminelle et à la matière délictuelle.
Les autres outils du droit français
D’autres outils proches de la notion de « mitigation of damage » existent également dans notre droit positif, le premier réside dans l’article 1151 du Code civil, lequel dispose que « même en cas de dol commis par le débiteur, les dommages-intérêts ne doivent comprendre, à l’égard de la perte éprouvée par le créancier et des gains dont il a été privé, que de ce qui est une suite immédiate et directe de l’inexécution de la convention ». L’application rigoureuse de cette disposition interdit la réparation du dommage imprévisible, autrement dit, l’article 1151 du Code civil peut « priver le créancier de la possibilité d’obtenir l’indemnisation des aggravations du dommage dues à toute autre cause que l’inexécution elle-même, en particulier sa propre négligence dans la gestion des suites de celle-ci » [8].
Par ailleurs, le fait du créancier ou la faute de la victime permet d’exonérer partiellement le débiteur de sa responsabilité lorsque la faute ou le fait ont contribué à l’aggravation du dommage initial [9]. La règle d’évaluation au jour de la décision judiciaire permet au juge français de faire jouer ce mécanisme de réduction et permet de sanctionner, par une réduction de l’indemnité, l’attitude négligente de la victime ou du créancier qui a laissé le dommage se développer sans réagir.
Dans le domaine des assurances, l’article L.172-23 du code des assurances dispose dans son premier alinéa que « l’assuré doit contribuer au sauvetage des objets assurés et prendre toutes mesures conservatoires de ses droits contre les tiers responsables ».
Les conventions internationales et les projets de réforme
L’obligation de minimiser le dommage est plus acceptée dans le commercial international, reconnue comme un des principes de la lex mercatoria, et consacrée à l’article 77 de la Convention de Vienne du 10 avril 1980 et 7.4.8 § 1 des Principes d’Unidroit. Dans les deux cas, la victime est tenue de prendre « des mesures raisonnables » pour limiter son préjudice. À défaut, le débiteur n’a pas à répondre des dommages-intérêts qui auraient pu être évités.
Les projets de réforme ont également intégré l’obligation pour la victime de minimiser son dommage laquelle trouve à s’appliquer à la fois dans le domaine contractuelle et délictuelle [10]. En revanche, le devoir de minimisation du préjudice de la victime ne s’applique qu’au préjudice matériel et exclu le domaine corporel.
Pour l’heure, la jurisprudence se refuse de consacrer une obligation générale de minimiser le dommage mais en fonction des circonstances, le comportement de la victime peut être pris en considération par les juges et l’inertie de cette dernière peut se voir sanctionner.
Contact : marie-aimee.peyron@squirepb.com
[1] Cass. Civ. 2e, 19 juin 2003 n°01-13.289 ; Cass. Civ. 2e, 19 juin 2003 n°00-22.302 [2] Cass. Civ. 3e, 10 juillet 2013, n°12-13.851. [3] JCP G, 23 avril 2012, doctr. 530, note de P. Stoffel-Munck. [4] D. 2012, p. 141, note H. Adida Canac [5]. Adida Canac, note préc. [6] H. Adida Canac, note préc. [7] Cass. Crim. 19 mars 2014 n°12-87.416 ; Cass. Crim. 25 juin 2014, n°13-84.450 [8] LPA 2002, n°232, p. 66. G. Viney [9] Cass. Civ. 1e, 17 janvier 2008, n°06-20.107 : en matière médicale ; Cass. Com. 22 mars 2005, n°02-11.982 : en matière bancaire ; Cass. Com. 1 juillet 1997, n°95-13.073 : pour un contrat informatique. [10] Article 1373 du projet Catala et 53 du projet Terré.