Lorsque l’Autorité de la concurrence a constaté la mise en œuvre de pratiques anticoncurrentielles par une entreprise et condamné celles-ci par une décision, le juge judiciaire est parfois saisi en vue de la réparation du préjudice subi par des tiers [1]. En effet, une telle procédure est souvent rendue plus aisée car la démonstration de l’existence d’une faute au sens de l’article 1382 du Code civil est facilitée par la décision du régulateur constatant l’infraction aux règles de concurrence. Reste dès lors principalement ouvert le chantier de l’évaluation de son préjudice.
Lorsque la procédure devant l’Autorité de la concurrence s’est conclue par une décision d’engagements, l’action en réparation peut apparaître sensiblement plus complexe car l’Autorité de la concurrence s’est gardée de qualifier d’anticoncurrentielles les pratiques en cause, demeurées à l’état de « préoccupations de concurrence ». Dans cette hypothèse, la nécessité pour le demandeur à la réparation d’établir la preuve d’une faute retrouve toute sa pertinence. Dans cette optique, les pièces du dossier constitué au cours de l’instruction par l’Autorité de la concurrence revêtent une importance particulière.
Cependant l’utilisation de ces pièces dans le cadre de l’action indemnitaire ne constitue-t-elle pas une violation du secret de l’instruction sanctionnée par l’article L. 463-6 du Code de commerce ?
La question se posait pour la société MLDC qui avait à sa disposition les pièces du dossier administratif car elle était partie à la procédure qui avait donné lieu à une décision d’engagements [2]. Ne souhaitant pas s’exposer au risque pénal déclenché par la divulgation de ces pièces, elle avait demandé au Tribunal de commerce de Paris d’enjoindre l’Autorité de la concurrence de transmettre au juge les pièces en question [3]. Le juge judiciaire a encouragé ce choix procédural [4], mais l’Autorité de la concurrence estimait qu’il ne lui revenait pas de supporter le risque pénal de violation du secret de l’instruction à la place du demandeur qui en l’espèce avait déjà à sa disposition le dossier qui faisait l’objet d’une demande de transmission.
Par un arrêt du 20 novembre 2013 [5], la Cour d’appel a infirmé le jugement du Tribunal de commerce de Paris.
Accueillant l’argumentation de l’Autorité de la concurrence, elle a jugé qu’il ne revenait pas à celle-ci d’ « assumer le risque d’une violation du secret professionnel aux lieu et place de la partie qui est seule à même de connaître exactement, alors qu’elle-même en dispose déjà, les pièces nécessaires à l’exercice de ses droits ».
Elle explique que ce contournement procédural n’a pas lieu de se produire dans la mesure où « la divulgation, dans une instance judiciaire, d’informations [collectées dans le cadre de la procédure administrative], ne constitue pas une violation du secret susceptible d’être sanctionnée dès lors que cette divulgation est nécessaire à la reconnaissance judiciaire pour une des parties à l’instance, de ses droits, en l’espèce de son droit à réparation ». Il revient cependant au demandeur de ne divulguer que les pièces nécessaires à l’exercice de ses droits de la défense, après avoir apporté la preuve de cette nécessité [6].
La Cour d’appel précise ainsi les conditions d’utilisation par le demandeur à la réparation des pièces dont il a pris connaissance au cours de l’instruction en tant que partie à la procédure.
Il reste cependant à déterminer la procédure que doit appliquer le demandeur à la réparation qui, en tant que tiers à la procédure administrative, n’a pas en sa possession les pièces du dossier administratif.
Dans cette hypothèse, la juridiction judiciaire peut très certainement utilement enjoindre l’Autorité de la concurrence à lui transmettre le dossier. La coopération entre l’Autorité de la concurrence et le juge judiciaire favorisant l’exercice par une entreprise de son droit à réparation garantit la conformité de la procédure française avec le Droit de l’Union exigeant des États membres l’existence de modalités procédurales destinées à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l’effet direct du droit de l’Union [7].
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[1] Le Règlement n° 1/2003 encourage ces actions judiciaires portant sur les droits subjectifs et confère aux juges nationaux le pouvoir d’appliquer les articles 101 et 102 du Traité sur Fonctionnement de l’Union Européenne, qu’une autorité de concurrence se soit prononcée ou non, que la décision de cette autorité soit une décision de sanction ou une décision d’engagements (Voir notamment le considérant 7 du préambule du Règlement n° 1/2003 : « Les juridictions nationales remplissent une fonction essentielle dans l’ « application des règles communautaires de concurrence. Elles préservent les droits subjectifs prévus par le droit communautaire lorsqu’elles statuent sur des litiges entre particuliers, notamment en octroyant des dommages et intérêts aux victimes des infractions. Le rôle des juridictions nationales est, à cet égard, complémentaire de celui des autorités de concurrence des États membres. Il convient dès lors de leur permettre d’appliquer pleinement les articles 81 et 82 du traité ».
[2] Décision n°10-D-20 du 25 juin 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des coupons de réduction.
[3] Voir l’arrêt du Tribunal de commerce de Paris, quinzième chambre du 24 août 2008 qui enjoint l’Autorité de la concurrence de l’Autorité de la concurrence de lui communiquer un grand nombre des pièces collectées au cours de la procédure ayant donné lieu à la décision n°10-D-20 précitée, par application de l’article 138 du Code de procédure civile.
[4] Voir l’arrêt du tribunal de Commerce de Paris, quinzième chambre, du 16 mars 2012. Par un courrier au président de ce tribunal du 24 octobre, l’Autorité de la concurrence a invoqué un empêchement légitime à la communication des pièces et demandé au Tribunal de rétracter sa décision, conformément à l’article 141 du Code de procédure civile.
[5] https://groupes.renater.fr/sympa/d_read/credaconcurrence/CaP/20nov2013/Malistedecourses.PDF
[6] Voir l’arrêt de Cour de cassation, chambre commerciale du 19 janvier 2010 (Semavem contre société JVC, n° 08-19761) interprétant l’article L. 463-6 du Code de commerce.
[7] Voir CJCE, 20 septembre 2001, Courage et Crehan, aff. C-453/99, Rec. P. I-6297, point 19. Et plus récemment CJUE, 6 juin 2013, Donau Chemie AG, aff. C-536/11, JO C 252, p. 11.