CA Paris, 19 janvier 2010 AMD Sud Ouest, Arcelor Profils et autres c Conseil de la concurrence
On a longtemps reproché à la Cour d’appel de Paris d’être une simple chambre d’enregistrement des décisions du Conseil de la concurrence (devenue l’Autorité). Depuis quelques temps, les magistrats de la CA de Paris démontrent qu’il s’agit là d’un mauvais procès et qu’ils ont bien la volonté d’exercer un véritable contrôle sur les décisions de l’Autorité (voir, par exemple, la récente décision de la CA de Paris dans l’affaire dite « Pierre Fabre » concernant la question de la validité d’une interdiction faite par un fournisseur aux membres de son réseau de distribution sélective, de vendre ses produits par internet – Renvoi préjudiciel par la CA de Paris dans l’affaire Pierre Fabre ).
Pourtant, l’arrêt rendu le 19 janvier dernier dans l’affaire du cartel de l’acier soulève de nombreuses interrogations quant à son applicabilité, voire même quant à sa conformité avec le droit communautaire de la concurrence.
Pour mémoire, le 16 décembre 2008, le Conseil de la concurrence sanctionne 11 entreprises de négoce et le principal syndicat professionnel de l’acier à hauteur de 574,5 millions d’euros pour s’être entendues, pendant près de 5 années consécutives afin de fixer les prix, se répartir les clients et les marchés.
Pour le Conseil, il s’agissait d’un « cas d’école ». Le cartel était de grande ampleur (couvrant à certains moments jusqu’à 90% de l’offre du marché), il impliquait les opérateurs les plus importants du marché et était organisé sous couvert d’une activité syndicale. En outre, une des entreprises mises en cause a demandé à bénéficier de la procédure de clémence en reconnaissant les faits et en contribuant activement à l’établissement des preuves de l’existence du cartel, et les principaux membres du cartel ont renoncé à contester les griefs, ce qui leur a permis de bénéficier d’une réduction de l’amende qui leur a été imposée.
Certes, les amendes demeuraient particulièrement élevées pour nombre de ces entreprises, lesquelles avaient attiré l’attention du Conseil en séance sur le contexte de crise, ce dont l’Autorité a soutenu avoir tenu compte.
Par son arrêt du 19 janvier dernier, la Cour réduit le montant total des amendes de 575 millions à 75 millions d’euros, bien qu’elle n’ait rien trouvé à redire sur la qualification des pratiques d’ententes poursuivies et bien qu’elle ait qualifié le dommage à l’économie de « certain ».
Cette réduction matérielle du total des amendes s’appuie essentiellement sur trois éléments qui sont à la base des critiques formulées par la Cour : d’une part la Cour semble vouloir tempérer la position du Conseil quant à la gravité des pratiques, d’autre part la Cour estime que le dommage à l’économie n’est pas aussi important que ce qu’à pu laisser croire le Conseil, et enfin, la Cour reproche au Conseil de ne pas avoir suffisamment pris en compte les éléments qui auraient du justifier une meilleure individualisation des sanctions.
Certes, il est tout à fait légitime pour la Cour d’appel d’exercer un contrôle stricte sur les méthodes de détermination de l’amende afin notamment de s’assurer que les amendes imposées par l’Autorité soient fixées conformément aux principes généraux de notre droit. C’est d’autant plus légitime que l’Autorité dispose en la matière d’un large pouvoir discrétionnaire et qu’elle tarde à élaborer des lignes directrices claires à l’instar de ce qu’à pu faire la Commission européenne.
Est-il pour autant acceptable pour des magistrats spécialisés d’écrire que l’ensemble des sociétés ayant participé au cartel « doit être considéré comme ayant porté une atteinte moyennement grave à la concurrence, tempérée notamment par l’état de crise économique », alors que la participation à un cartel est unanimement reconnue comme étant une atteinte grave au libre jeu de la concurrence?
Si, comme l’ont souligné les parties mises en causes, les effets du cartel sur les prix payés par les utilisateurs d’aciers et, in fine, par le consommateur, ont été lissés ou atténués par le contexte de crise ou par la présence d’un franc-tireur et, si la Cour estime que le Conseil n’a pas suffisamment pris en compte ces facteurs dans la détermination du montant des amendes, alors la Cour d’appel était fondée à réformer la décision entreprise quant au montant des amendes.
De telles circonstances, en revanche, n’autorisaient cependant pas la Cour, à notre avis, à qualifier un cartel d’atteinte « moyennement grave » à la concurrence, en violation du droit communautaire applicable en l’espèce.
En outre, la Cour semble vouloir révolutionner le mode de calcul des amendes. En effet, si l’on comprend bien le message de la Cour (ce qui n’est pas aisé), l’Autorité aurait du, pour déterminer le montant de l’amende,
(i) partir du montant maximum prévu par la loi (lequel devrait, selon la Cour, s’appliquer au CA de la seule entreprise poursuivie lorsque, bien qu’adossée à un groupe, elle ne s’appuie pas sur ce groupe pour mettre en œuvre les pratiques poursuivies),
(ii) déterminer un niveau médian de cette amende, lequel ne pouvait être excédé compte tenu de l’atteinte modérée à la concurrence, et
(iii) compte tenu des circonstances, rechercher tous les éléments favorables permettant une réduction de l’amende afin de s’éloigner le plus possible du maximum légal.
Aucune mention n’est faite, en revanche, de la nécessité de tenir compte du chiffre d’affaire effectif de l’entreprise poursuivie sur le marché concerné, de sorte que les PME mono-produits se trouveraient plus pénalisées que les entreprises multi-produits, par ailleurs souvent membres de grands groupes !
En outre, les arguments développés par la Cour quant à la nécessité de prendre en compte la situation économique difficile dans le secteur de l’acier sont pour le moins confus et manque totalement de conviction. Enfin, certains reproches formulés à l’encontre de l’Autorité concernant le défaut d’individualisation sont pour le moins surprenants (voir, notamment, le reproche fait au Conseil de ne pas s’être « félicité » du « statut de pur droit privé des entreprises poursuivies (…), de sorte qu’en d’autres circonstances impliquant des sociétés de droit public ou mixtes il puisse sanctionner plus sévèrement » -sic !).
Il est permis de se demander, à la lecture de l’arrêt, si la Cour d’appel de Paris partage l’avis de l’Autorité de la concurrence et de la Commission Européenne quant à la nécessité, pour qu’une politique de concurrence soit forte et efficace, d’imposer aux membres de cartels des amendes élevées afin d’en augmenter l’effet dissuasif.
Est-il souhaitable que le Ministre introduise un pourvoi en cassation contre cet arrêt ? De l’avis des parties, certainement pas, et nous le comprenons bien. Dans l’intérêt du droit et pour contribuer à l’établissement de règles claires en matière de sanction, en revanche, il faut le souhaiter. Un tel arrêt, dont les justifications semblent bien éloignées de celles d’une défense de la libre concurrence, ne peut devenir définitif sans porter une atteinte sérieuse au crédit de la Cour d’appel.