La condamnation pour contrefaçon de Jeff Koons a été confirmée le 23 février 2021 par la cour d’appel de Paris qui a même alourdi les condamnations à l’encontre de l’artiste américain. Outre le fait qu’il est heureusement, relativement rare qu’un artiste de renom soit condamné pour plagiat, cette affaire présente l’intérêt d’exposer peu ou prou toutes les défenses possibles en matière de contrefaçon de droits d’auteur.
Certains lecteurs se souviendront peut-être d’une campagne de publicité pour la collection automne/hiver 1985 de la marque de prêt-à-porter Naf-Naf. Cette campagne avait frappé les esprits avec une photographie présentant une jeune femme allongée dans la neige et un petit cochon portant au cou un tonnelet d’alcool du type de ceux qu’on voit traditionnellement au cou des Saint-Bernard. Le concepteur de cette campagne a expliqué par la suite que le nom de la société Naf-Naf évoquait pour lui l’histoire des trois petits cochons qui construisent des cabanes pour se protéger du loup, le plus futé et le plus courageux, Naf-Naf, ayant choisi de bâtir une maison de briques. La photographie, publiée dans des magazines féminins, avec le titre « Fait d’hiver » avait eu un succès certain, sans doute en raison de l’incongruité de la présence du petit cochon dans la neige et dans ce rôle de sauveteur en montagne.
Jeff Koons est un artiste américain bien connu notamment pour avoir atteint de son vivant la plus grosse cote dans une vente aux enchères. L’une de ses sculptures, un moulage en acier d’un lapin gonflable, a en effet été adjugée pour 91,1 millions de dollars en mai 2019.
Il est également connu pour une série d’œuvres intitulée « Banality » pour laquelle il a utilisé la porcelaine avec laquelle il entretient un rapport assez particulier : « la porcelaine est froide. Mais en même temps, parce qu’elle rétrécit dans le four et qu’elle a cette tension à la surface, la porcelaine a cet aspect sexuel. La porcelaine était autrefois réservée au roi, mais maintenant elle est démocratisée et utilisée non seulement pour les figurines banales mais aussi dans les salles de bains pour les baignoires et les toilettes où l’on commence à découvrir son corps ».
En novembre 2014 le Centre Pompidou inaugurait une rétrospective de son œuvre avec plusieurs sculptures appartenant à la série Banality dont deux ont fait l’objet de procédures pour contrefaçon de droits d’auteur. La première, intitulée Naked, représente deux enfants nus et est fortement inspirée d’un cliché du photographe Jean-François Bauret. Le 17 décembre 2019, la cour d’appel de Paris a confirmé le jugement de première instance et condamné Jeff Koons et le Centre Pompidou pour contrefaçon. La décision ici commentée concerne une deuxième sculpture en porcelaine représentant une jeune femme allongée dans la neige avec, auprès d’elle, un cochon. La sculpture est intitulée « Fait d’hiver », ce qui ne laisse absolument aucun doute sur le fait qu’elle est inspirée de la campagne publicitaire de Naf-Naf.
Ayant eu connaissance de cette rétrospective, Franck Davidovici, le concepteur de la publicité a assigné Jeff Koons, sa société, le Centre Pompidou, la fondation Prada propriétaire de l’œuvre et les Editions Flammarion qui ont publié un ouvrage dans lequel est reproduite une photographie de l’œuvre. Par ailleurs, la sculpture avait également été présentée sur le site internet de Jeff Koons. Le 8 novembre 2018 le tribunal de grande instance de Paris a condamné tous les défendeurs pour atteinte aux droits patrimoniaux et moraux du concepteur de la publicité.
Quels arguments pouvait-on bien articuler en défense ? Tous les arguments possibles et imaginables dans une telle affaire ont été avancés.
Quel droit applicable ?
Pour la première fois devant la cour, Jeff Koons a soutenu que les juges n’auraient pas dû appliquer le droit français mais le droit américain, son œuvre ayant été créée aux Etats-Unis. Il s’appuie sur le Règlement Rome 2 qui édicte une règle spécifique en matière d’atteinte aux droits de propriété intellectuelle : « la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle est celle du pays pour lequel la protection est revendiquée ». Dans la mesure où les faits de contrefaçon avaient été commis sur le territoire français, la cour a considéré que le droit français était bien applicable.
D’un point de vue stratégique, en invoquant cet argument de la loi applicable pour la première fois devant la cour d’appel, Jeff Koons avait d’une certaine façon admis qu’il n’y croyait guère. D’ailleurs, il n’est pas certain que le droit américain lui aurait été plus favorable. Certes, il connaît l’exception du « fair use » qui inclut la parodie mais cela n’a pas empêché sa condamnation aux Etats-Unis, en 1992 pour la reprise dans une sculpture d’une photographie représentant une femme et un homme assis et tenant dans leurs bras une ribambelle de chiens (« String of Puppies ») et en 1993 pour la reprise d’Odie, un personnage de la bande dessinée Garfield (« Wild Boy and Puppy »).
La preuve de la titularité des droits
L’ œuvre publicitaire est le plus souvent une œuvre collective, définie dans le code de la propriété intellectuelle comme celle « créée sur l’initiative d’une personne […] qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble […] sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé ». Les droits sur l’œuvre collective appartiennent à la personne physique ou morale qui en a dirigé la réalisation. Ainsi, les méthodes de brainstorming collectif chères aux agences de publicité leur permettent de revendiquer les droits sur les contenus créés par leurs équipes, droits qui sont ensuite cédés à l’annonceur.
La société Naf-Naf était-elle la véritable titulaire des droits ? Jeff Koons invoquait également l’article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle qui prévoit que « la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’oeuvre est divulguée ».
Comme l’avait fait le tribunal, la cour rejette ces arguments en relevant qu’il ne s’agit pas d’une œuvre collective mais d’une œuvre de collaboration et que les deux autres personnes ayant collaboré à l’œuvre, un photographe et une femme dont le rôle n’est pas précisé, ont tous les deux cédé au demandeur l’ensemble de leurs droits patrimoniaux. On relèvera également que Davidovici avait pris soin d’appeler ses deux acolytes dans la procédure.
Y avait-il prescription ?
La prescription en matière de contrefaçon est de cinq ans à compter de l’acte de contrefaçon. Jeff Koons soutenait que sa sculpture avait été créée plus de 20 ans avant l’assignation, qu’elle avait été exposée dans une galerie parisienne en 1995 et que toute action en contrefaçon était prescrite.
La cour reprend sur ce point sans difficulté la réponse du tribunal en rappelant que les actes incriminés étaient la présentation de l’œuvre au centre Pompidou qui avait débutée en novembre 2014, soit deux mois avant l’assignation.
L’exception de parodie
Comme tous les droits de propriété, le droit d’auteur est un droit absolu qui connaît quelques exceptions. La plus connue et la plus ancienne d’entre elles est sans doute l’exception de copie privée que nous pratiquons tous. Il existe également depuis longtemps l’exception de parodie qui selon un arrêt de la CJUE du 3 septembre 2014 « a pour caractéristiques essentielles, d’une part d’évoquer une œuvre existante, tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celles-ci, d’autre part, de constituer une manifestation d’humour ou une raillerie ». L’exemple souvent cité est la Joconde que Marcel Duchamp a affublée d’une fine paire de moustaches et d’un bouc dans une œuvre intitulée L.H.O.O.Q.
Dans l’affaire Koons, les juges relèvent que les conditions d’application ne sont pas réunies puisque Jeff Koons n’avait jamais fait aucune référence à la campagne Naf-Naf. Ils relèvent également que la finalité humoristique est loin d’être évidente dans l’œuvre de Jeff Koons en citant avec une certaine ironie un passage des conclusions de l’artiste dans lequel celui-ci explique sa démarche : « Fait d’hiver joue beaucoup sur les cycles de vie. C’est vraiment un travail sur le renouvellement ; la vie continue, tout va bien se passer […] Il s’agit du processus d’acceptation de soi ». Une démarche bien sérieuse, trop sérieuse pour pouvoir bénéficier de l’exception de parodie.
La liberté d’expression
Depuis quelques années, la cour européenne des droits de l’homme a rendu quelques décisions dans des affaires de contrefaçon de droits d’auteur, affaires dans lesquelles les défendeurs condamnés par des juges nationaux invoquent le principe de liberté d’expression consacré à l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme.
En effet, dans ces affaires opposant des artistes entre eux, l’artiste second peut être tenté d’invoquer sa liberté d’expression artistique. C’était naturellement le cas de Jeff Koons qui se revendique d’un mouvement dit d’«appropriation» qui consiste précisément à détourner des œuvres d’art préexistantes. Les juges sont amenés à peser d’un côté la liberté d’expression et de l’autre les droits de l’auteur. En l’espèce, la cour conclut qu’il n’est pas disproportionné de considérer qu’il y a eu atteinte aux droits d’auteur de Mr. Davidovici.
Ressemblances et différences
Comme toujours dans ces affaires, Jeff Koons a tenté de souligner les différences existant entre sa sculpture et la photographie invoquée. Sa jeune femme était vêtue d’un corsage en résille, encore plus incongru dans la neige, et derrière le petit cochon se tenaient deux pingouins, sensés renforcer l’idée que la scène se situe dans un froid très intense. Sur ce point, la cour n’a pas de mal à rappeler ce principe ancien bien établi par la jurisprudence : la contrefaçon s’apprécie non pas d’après les différences mais d’après les ressemblances.
Jeff Koons reprochait enfin au tribunal d’avoir alloué des sommes globales, sans distinguer entre le préjudice patrimonial et le préjudice moral. Sur ce point, la cour lui donne raison… en alourdissant la condamnation ! En première instance Jeff Koons avait été condamné à payer au total 207.000 € ; la cour d’appel a surenchéri à hauteur de 344.000 €, un record pour une affaire de contrefaçon. Les défendeurs sont condamnés in solidum mais dans une limite de 20% pour le Centre Pompidou qui avait pourtant pris des risques en acceptant de supprimer, sur demande de Jeff Koons, la clause de garantie figurant habituellement dans ses conditions.
La morale de cette histoire de la belle et du petit cochon : en appel, le pire n’est jamais certain, mais le meilleur non plus !