Il est loisible à chacun(e) de ressentir à son tour le choc qu’eurent les lecteurs qui, en 2004, découvraient Suite française [1]. Admiration devant une œuvre d’une très grande force qui poussa le jury du prix Renaudot à décerner sa récompense à l’auteure, Irène Némirovsky, à titre posthume, fait unique. Il est vrai que cette dernière, déportée à Auschwitz en 1942, en raison de ses origines juives, y était morte assez rapidement du typhus. Elle avait 39 ans. Son mari y fut gazé la même année. Ses filles purent être épargnées et ne découvrirent que plus tard le manuscrit, parmi beaucoup d’autres.

Suite française est constitué de deux livres qui étaient les premiers d’une suite de cinq, l’ensemble ayant été projeté comme un « Guerre et Paix » français, relatant des événements que l’écrivaine d’origine russe était en train de vivre. Sont évoqués, avec un souci du détail, une férocité du regard et une fluidité de la langue : l’exode des Français devant l’envahisseur dans Tempête en juin, puis la vie d’un village soumis à l’occupant dans Dolce. Les trois suivants devaient s’intituler Captivité, Batailles, La Paix…

La galerie de portraits est sans indulgence et va jusqu’à la noirceur. Il est vrai qu’Irène Némirovsky, qui a grandi dans la famille très bourgeoise d’un important banquier russe et a été élevée par une gouvernante française – qui fut sa seule affection – dut fuir avec les siens la mortelle menace bolchevique. Ce fut l’exil à travers l’Europe jusqu’en France, le pays de ses rêves…

On a là l’œuvre ultime, puissante, tragique, accomplie bien qu’inachevée d’une écrivaine dont les débuts précoces lui ont rapidement valu la célébrité autour des années trente et l’on ne peut que se réjouir à la fois de la réédition de ses premiers romans et de la publication d’œuvres posthumes majeures. Le malentendu[2] fait suite à de nombreuses nouvelles parues dans des revues. Sous ses faux airs de roman de l’été, il développe avec concision des thèmes, certes éternels comme ceux de l’amour, de l’argent et du lien entre eux. Il est aussi la peinture sincère d’un milieu et de ses rites, non sans évoquer l’ennui et la blessure de la ruine, qui s’ajoute pour le héros à celles reçues sur le front. De lumineux instants de pudique bonheur juvénile alternent avec un lancinant désenchantement.

David Golder[3] fut un coup d’éclat.  Un vieux banquier juif malade, trompé et dépouillé par une épouse cynique, met ses dernières forces dans une affaire destinée à gâter une fille dont l’attitude impudente et trompeuse en fait l’odieux reflet de sa mère. Outre un succès fracassant ce petit livre percutant provoqua des polémiques qui durent peut-être encore.

Le bal[4] est plutôt une longue nouvelle. Un couple de parvenus organise une tapageuse soirée avec de prestigieux invités. La fille de la maison, brimée par une mère cruelle, y trouvera l’occasion d’une vengeance originale. On découvre l’arrivisme, dans un milieu parfois frelaté où s’épanouissent aussi gigolos et prostituées. Apparaît un personnage qui sera récurrent et qui s’inscrit dans la chair d’Irène enfant : le portrait d’une mère féroce, que son enfant gêne dans sa poursuite effrénée des plaisirs, le portrait de sa propre mère telle qu’elle se montrera, inaltérable jusqu’à la génération suivante.

Les mouches d’automne[5] appartient à cette catégorie exceptionnelle des « grands petits » livres et le personnage central de la servante fidèle est inoubliable, véritable icône, symbole éternel d’amour vrai, toute de silence et de nostalgie, pathétique dans sa fin sublime, le tout sur fond terrible de guerre, de révolution, d’exil, de mort.

On ne peut ignorer Le vin de solitude[6] , plus étoffé et plus dense, que l’on considère comme le plus directement autobiographique de son auteure. On saura tout, et sans déguisements, de sa famille, des faits et gestes de son père, de la guerre et de ses profiteurs , des pogromes et d’un pouvoir autocratique, d’une révolution et de ses exactions, de l’éveil d’une jeune fille à la sensualité, d’une guerre civile et de l’exil, de la France où Irène se fixe «  cette douce terre, la plus belle du monde »…

Pour qui est sensible à l’attrait irrésistible de cette œuvre abondante et géniale et à la présence entre les lignes d’une personnalité très attachante qui se livre au fil des pages Le Livre de Poche a publié ses Œuvres Complètes en 2011, avec la collaboration de Denise Epstein, sa fille née en 1929 et décédée en avril dernier : 2 volumes de 2000 pages chacun.

La cadette, Élisabeth Gille, née en 1937 et décédée en 1996 laisse avec Le mirador[7] des « Mémoires rêvés », un portrait bouleversant de sa mère, à travers ses œuvres, des documents et des témoignages.

Enfin Olivier Philipponat et Patrick Lienhardt – qui préfacent avec finesse et compétence bon nombres d’éditions récentes des textes de l’auteure – ont écrit La Vie D’Irène Némirovsky[8] , ouvrage très documenté et très complet.


[1] Denoël 2004, 434 p. et Folio 2006, 576 p. [2] 1926 Denoël  2010, 169 p.  et Folio, 176 p. [3] 1929, Le livre de poche 1998  192 p. [4] 1930 Grasset et Fasquelle et Les Cahiers Rouges 2002, 120 p. [5] 1931 Grasset, Les Cahiers Rouges 149 p. [6] 1935 Albin Michel, Le Livre de Poche 2009, 283 p. [7] 1992 Presses de la Renaissance 269 p. et Le Livre de Poche,  336 p. [8] 2009 Grasset-Denoël, 503 p. et Le Livre de Poche 2009, 661 p.