En application de la loi d’urgence n° 2020-290 du 23 mars 2020, qui a instauré un état d’urgence sanitaire du 24 mars au 24 mai 2020, le gouvernement a légiféré en matière de droit des sociétés, notamment s’agissant des approbations des comptes (ordonnance n° 2020-318 du 25 mars 2020) et des réunions des organes sociaux (ordonnance n° 2020-321 du 25 mars 2020).
Aucune des mesures prises par ces ordonnances ne concerne les distributions de dividendes alors que, paradoxalement, ces distributions constituent l’un des points majeurs sur lesquels les actionnaires/associés sont amenés à statuer lors de l’approbation des comptes annuels, lorsque ce ne sont pas les organes de direction qui usent de la faculté de distribuer des acomptes sur dividendes.
Le gouvernement a donc, manifestement volontairement, choisi de ne pas profiter de l’une des deux ordonnances susvisées pour légiférer sur les distributions de dividendes. Toutefois, le ministère de l’Economie et des finances, après avoir annoncé oralement, par la voie de son ministre, Bruno Le Maire, que les sociétés faisant appel « à l’aide de l’Etat ne pourraient pas verser de dividendes », a précisé sa position sur ce point dans un document intitulé « Engagement de responsabilité pour les grandes entreprises bénéficiant de mesures de soutien en trésorerie », en date du 2 avril 2020.
Ce document, sans valeur juridique intrinsèque, ne doit pas être pris à la légère.
En résumé, il indique qu’une grande entreprise qui bénéficie de mesures de soutien en trésorerie doit s’engager formellement à ne pas procéder à des distributions de dividendes à compter du 27 mars 2020 et durant toute l’année 2020.
Quelles sont les entreprises concernées ? Il s’agit des sociétés ou des groupes qui emploient au moins 5.000 salariés ou ont un chiffre d’affaires consolidé supérieur à 1,5 milliard d’euros en France. Dans le cas des groupes, toutes les entités du groupe sont concernées, quand bien même seules certaines d’entre elles bénéficieraient d’un soutien.
Quelles sont les opérations concernées ? Il s’agit de tous les versements de dividendes au sens large (dividendes dont la distribution est décidée lors de l’approbation des comptes annuels, distributions exceptionnelles décidées en cours d’exercice par les actionnaires/associés, acomptes sur dividendes dont la distribution est décidée par l’organe de gestion), que ces distributions soient réalisées en numéraire ou en actions.
Les distributions de dividendes intragroupes restent en revanche possibles, lorsqu’elles ont pour effet, au final, de soutenir financièrement une société française, notamment afin de lui permettre de respecter ses engagements contractuels vis-à-vis de ses créanciers.
Notons qu’outre les distributions de dividendes, sont aussi visés les rachats d’actions effectués en vue d’une réduction de capital non motivée par des pertes à des fins de gestion financière (les rachats destinés à l’attribution d’actions aux salariés, ainsi que les rachats liés à l’exécution d’un engagement juridique, à un contrat de liquidité ou à une opération de croissance externe antérieurs au 27 mars demeurent en revanche possibles).
Quelles sont les mesures de soutien concernées ? Il s’agit de toutes les demandes de report d’échéances fiscales et/ou sociales et/ou des demandes de prêt garanti par l’Etat. Notons que, le document émanant du ministère de l’Economie et des finances, les mesures en matière de droit du travail (recours au chômage partiel notamment) ne sont pas citées, alors même que Bruno Le Maire avait oralement invité les entreprises ayant recours à ce dispositif à ne pas verser de dividendes.
Quelle est la période concernée ? Aucune distribution de dividendes ne doit être décidée à compter du 27 mars 2020 et durant toute l’année 2020. Le critère essentiel est donc la date de la décision de l’organe compétent. Si les actionnaires/associés ou l’organe de gestion de la société ont décidé la distribution d’un dividende avant le 27 mars 2020, la société n’est pas concernée par l’engagement de ne pas distribuer, puisque conformément à la jurisprudence, cette décision a d’ores et déjà fait naître une créance des actionnaires/associés sur la société, sur laquelle celle-ci ne peut pas revenir, sauf cas très exceptionnels. En revanche, à compter du 27 mars 2020, les actionnaires/associés ou l’organe de gestion d’une société qui sollicitent une aide de l’Etat ne peuvent plus décider de distribuer un dividende au cours de l’année 2020 et ce, même si une annonce avait été faite en ce sens lors de la préparation de l’assemblée générale.
Quelles sont les conséquences en cas de non-respect de l’engagement ? Les cotisations sociales ou échéances fiscales reportées ou le prêt garanti par l’Etat devront être remboursés, avec application des pénalités de retard de droit commun, décomptées à partir de la date d’exigibilité normale des échéances reportées.
En conclusion, plutôt que d’interdire la distribution de dividendes à certaines entreprises par une disposition légale, Bercy a donc opté pour l’obligation de prendre un engagement formel de ne pas procéder à des distributions lorsqu’une demande d’aide de l’Etat est déposée.
A notre sens, au-delà du dispositif exposé ci-dessus, les déclarations à portée très générale du ministre de l’Economie incitent toutes les sociétés qui entendent bénéficier des mesures exceptionnelles mises en place par l’Etat dans le cadre de la crise sanitaire actuelle à rester très prudentes concernant les versements de dividendes cette année, d’autant que de tels versements pourraient être très mal perçus par les salariés, notamment s’ils sont impactés par des mesures d’activité partielle.
Ainsi, par exemple, les sociétés dans lesquelles une décision de distribution a été prise antérieurement au 27 mars 2020 ont tout intérêt à repousser la mise en paiement de ce dividende jusqu’à la date limite des 9 mois à compter de la clôture de l’exercice, voire, au vu de l’état de leur trésorerie à cette date, à demander par voie de requête au Président du Tribunal de commerce de proroger cette période de 9 mois. Même si ce type de requête n’est pas traité en priorité par les tribunaux en ce moment, son seul dépôt permettra, à notre avis, de limiter toute mise en jeu de la responsabilité civile des dirigeants.
Une solution intermédiaire pour les sociétés qui se trouvent actuellement en pleine période de mise en paiement de leurs dividendes votés antérieurement au 27 mars 2020 pourrait également être de proposer à leurs actionnaires/associés, sous réserve de l’accord préalable de ces derniers, de verser le dividende en compte-courant, de manière à permettre à la société de préserver sa trésorerie à moyen terme. Bien entendu, cela suppose que les actionnaires/associés ne demandent pas immédiatement le remboursement de leur compte-courant, mais il en va alors de la responsabilité de chaque actionnaire/associé de ne pas mettre en danger la société en formulant une telle demande dans les circonstances actuelles.
De manière générale, les déclarations gouvernementales semblent donc compter sur la responsabilité collective des différents acteurs de l’entreprise (dirigeants, actionnaires/associés) dans la gestion des dividendes au cours de cette période inédite. L’engagement de responsabilité mis en place par Bercy ne représente que l’expression la plus aboutie d’une invitation générale à la modération qu’il convient, à notre avis, d’interpréter très largement.