Il est un autre lien que celui du sang qui unit les membres de la famille Mann. Le prix Nobel attribué à Thomas en 1929 ne doit pas faire oublier que quelques-uns de ses premiers textes ont paru dans une revue dirigée par son frère Heinrich, son aîné de quatre ans. Si par ailleurs il ne fut pas forcément facile pour ses enfants de grandir à l’ombre d’un géniteur aussi célèbre, Klaus et Erica se tournèrent tous deux vers l’écriture. Le point commun à leurs œuvres, nées dans des années troublées, est qu’elles se mettaient au service de la lutte contre des idéologies délétères qui occasionnèrent le plus grand massacre de l’Histoire.

Écrit en 1914, mais retenu par la censure jusqu’en 1918, Le Sujet de l’Empereur [1] avait de quoi irriter Guillaume II. Élevé par un père inflexible, le héros négatif du roman de Heinrich Mann, docile et soumis face à des maîtres sévères, entré dans la Ligue pangermaniste, choisit de devenir un partisan inconditionnel de l’Empereur, l’Élu de Dieu, dont il admire l’intransigeance face aux libéraux et à tout ennemi intérieur. Son antisémitisme et son cynisme le guideront dans la conduite de ses intérêts personnels bien compris. C’est autant la peinture détaillée d’une époque de grande violence politique – qui mènera à la guerre – que le portrait sans concessions d’un individu trouble et méprisable, comme précisément ces temps incertains les enfantent. Ce texte magnifique mériterait toutefois une nouvelle traduction.

En 1936, Klaus Mann, déchu de la nationalité allemande depuis deux ans, publie à Amsterdam Mephisto [2]. C’est le rôle dans le Faust de Goethe qui marque le triomphe de l’acteur Hendrik Höfgen, dont l’irrésistible ascension tant artistique que professionnelle et politique doit tout à la trahison des idéaux et des amis de sa jeunesse et à la soumission aux nouveaux maîtres du monde que sont les dignitaires nazis. Usant d’une plume satirique impitoyable, l’auteur en fait des portraits grotesques. Sans jamais les nommer, il les affuble de qualificatifs homériques qui ne reculent pas devant l’injure mais ils sont d’une telle vérité que le lecteur n’a aucun mal à les identifier. La trouble personnalité du héros, négatif, se développe au rythme d’un système totalitaire qui s’impose en broyant les individus qui s’opposent. Le milieu du théâtre est particulièrement propice à des jeux d’illusions telles que les agitent des idéologues habiles à manipuler des foules, à désigner des victimes expiatoires, à mettre en scène le tragique. De ce livre d’une grande force, Istvàn Szabo a fait en 1981 un film qui obtint l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1982.

Quand les lumières s’éteignent [3] d’Erica Mann paraît en 1940 en langue anglaise. L’œuvre est assez curieuse. Une suite d’histoires se déroulant dans la même ville met en scène une grande variété de personnages d’âges et de milieux divers, obligés de vivre le nazisme au quotidien. Ce texte de combat combine l’allant et l’émotion du conteur et le sérieux du journaliste, car des notes précisent les sources des faits et des chiffres. C’est une découverte effrayante du fascisme au quotidien, du totalitarisme en marche. Il se veut un avertissement, une incitation à la résistance. Encore cette épouvantable machine n’avait-elle pas à cette date produit ses effets les plus abominables…

On voit que dans des styles différents, les trois Mann ont écrit des livres qui s’inscrivent certes dans l’histoire de la littérature du XX° siècle mais aussi qu’ils constituent des témoignages et des gestes pour l’Histoire, les trois ayant dû s’exiler pour sauver leur vie et poursuivre la lutte pour la démocratie et la liberté.  


  [1] Grasset 1999 ( Le Sujet) Grasset 2014 Les Cahiers Rouges, 438 p. [2] Denoël 1975 Editions Grasset & Fasquelle 1993,  414  p. [3] Grasset 2011 Le Livre de Poche Biblio, 357 p.