Les Prépondérants[1], troisième roman de Hedi Kaddour, vient de paraître. Né en 1945 de père tunisien, cet universitaire, enseignant, traducteur de l’anglais, de l’allemand et de l’arabe est aussi poète. Le livre s’ouvre sur un pays d’Afrique du Nord, sous protectorat de la France, dans une région rurale où, en 192O, l’arrivée d’une équipe de cinéma américaine provoque un choc. Leur liberté de mœurs est perçue comme un scandale, voire une menace, dans une société indigène où le pouvoir appartient jusqu’alors aux seuls hommes et parmi les colons les plus arrogants regroupés dans le Cercle des Prépondérants, dénomination sans équivoque… Ces arrivants sont cependant « les gens des temps qui viennent » aux yeux de certains privilégiés locaux dont les idées sont plus avancées, telle Rania, la jeune veuve d’un combattant mort au champ d’honneur, héritière d’un ancien ministre du Souverain, grand propriétaire ou de son jeune cousin Raouf.

Selon un foisonnant scénario – l’auteur est aussi grand amateur de cinéma – une foule de personnages va connaître l’amour, l’amitié et la trahison mais aussi les luttes, les intrigues et les jeux de pouvoir, cependant que l’Histoire tourne ses pages, jusqu’aux inquiétants mouvements qui se font jour dans une Allemagne où l’occupant français soulève l’hostilité des populations. Le lecteur irrésistiblement emporté découvre  la différence des cultures évoquée tantôt avec une émouvante délicatesse, celle des versets de poésie arabe, des proverbes et des croyances,  tantôt avec une ironie cinglante pour fustiger les outrances des milieux du septième art. La magnifique figure féminine de Rania, parée de toutes les vertus, est une héroïne inoubliable.

Ce passionnant et très riche récit est un retour à une construction et à une écriture plus traditionnelles que celles du premier gros roman de Hédi Kaddour. L’admiration d’un des personnages pour Balzac en est peut-être le signe.

Dans Waltenberg[2], il y a dix ans, pour ses débuts dans le genre, l’auteur mettait toute l’énergie de la conquête à brasser grand nombre de nouveautés formelles. Cette histoire d’espionnage – car il s’agit au fond d’une chasse à la taupe – se prête d’ailleurs parfaitement à cet exercice, qui requiert de la part du lecteur une patience et une attention de limier. Les multiples personnages se révèlent peu à peu au fil d’un montage croisé et recroisé qui de surcroît fait fi de  la chronologie, elle aussi passablement chahutée. Cependant, pour qui se laisse embarquer, le plaisir de l’odyssée est intense, car on traverse la plus grande partie du siècle dernier en revivant ses événements les plus terribles, ses personnages les plus marquants ainsi que les dessous les plus dissimulés qui présidèrent aux destinées des hommes de ce temps. Il s’agit de plus d’une lumineuse réflexion sur l’art du roman d’aujourd’hui.

Entre ces deux immenses symphonies, Savoir-vivre[3] relève plutôt de la musique de chambre, cette dernière, et plus précisément les Lieder, y tenant une grande place, comme aussi dans les autres oeuvres. Lena, la grande héroïne de ce petit livre, est une cantatrice mais son destin ne se limitera pas à ses prestations artistiques tant l’époque qu’elle vit, la nôtre, réclame de choix et d’engagement.

Trois romans, trois seulement serait-on tenté d’ajouter. Ce serait ne pas voir le haut niveau d’exigence de cette œuvre à laquelle on peut attribuer une place de choix dans la littérature d’aujourd’hui et d’abord pour le ravissement qu’elle procure au  lecteur.  


[1] Gallimard 2015, 460 p. [2] Gallimard 2005, 711 p.+ Folio 2005, 807 p. [3] Gallimard 2010, 197 p. + Folio 2011, 240 p.