La parole donnée doit être respectée. Pacta sunt servanda. Tous les juristes connaissent l’adage. La digue de l’arrêt Canal de Craponne (1876) a rompu avec la réforme du droit des contrats de 2016. Notre droit s’est aligné sur les standards internationaux en la matière, et autres projets d’harmonisation.
Le nouvel article 1195 du code civil dispose : « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation. En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ».
Huit ans plus tard, l’avalanche de recours en révision contractuelle que beaucoup attendaient n’a pas eu lieu. A notre connaissance, la Cour de cassation n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur l’article 1195 CC. Les faits, déterminants en la matière, relèvent de l’appréciation souveraine des juges du fond. Nous allons ici commenter quelques décisions récentes éclairantes pour les praticiens, qu’il s’agisse, en amont de rédaction, d’ingénierie contractuelle, ou en aval, de contentieux. Dans les affaires, comme bien souvent dans les prétoires, gagner c’est prendre le maximum de risques avec le maximum de précautions.
1. Rappels et contexte
L’intangibilité des conventions est problématique pour les contrats à long terme et à exécution successive. Au-delà du respect de l’autonomie et de la volonté des parties, la révision des contrats est lourde d’enjeux économiques, sociaux, moraux (équité, bonne foi). La formule du Professeur Ghestin « L’utile et le juste dans les contrats » (D 1982, chr. 1) est restée célèbre. La nouvelle possibilité de révision entre en résonnance avec d’autres principes directeurs de la réforme de 2016 : la bonne foi renforcée (art 1104 CC), la protection de la partie faible en cas de « déséquilibre significatif » dans un contrat d’adhésion (art 1171 CC) ou de « contrepartie illusoire ou dérisoire » (art 1169 CC).
Un des enjeux (parfois perçu comme un risque) de l’article 1195 CC, c’est le pouvoir laissé aux juges dans la révision de la convention et l’absence de référentiel de rééquilibrage. Les magistrats -civils ou consulaires-, outre le manque de temps, ne sont pas nécessairement outillés techniquement pour réviser, adapter, des conventions souvent complexes comprenant de multiples enjeux, pas uniquement juridiques.
Dans beaucoup de contrats, pour éviter l’aléa judiciaire, les parties acceptent le risque du bouleversement et excluent expressément l’application de l’article 1195 CC. Une alternative consiste à rédiger une clause de révision (dite de hardshsip) cousue main, qui explicite ou encadre les conditions et modalités de la révision anticipée. L’exercice, délicat, devrait idéalement impliquer, outre la direction juridique, des financiers, commerciaux, analystes de marchés. Il faut se projeter, peser les risques. Gare aux conflits de normes et contradictions contractuelles à l’insu de son plein gré. « La loi est implacable, mais la loi est imprévisible. Nul n’est censé l’ignorer, mais nul ne peut la connaître » (Georges Perec).
2. Mise en œuvre et conditions de la révision contractuelle
- La demande de renégociation du contrat : une condition de recevabilité de la révision
Pour le Tribunal de commerce de Paris (TC Paris 15 novembre 2023, RG 2022 026 332), l’initiation de la renégociation est une condition de recevabilité de la demande de révision, qui s’ajoute aux conditions générales de recevabilité de l’article 122 CPC, sur le modèle de ce qui est jugé depuis plus de vingt ans pour les clauses de médiation (voir en ce sens récemment le décret du 11 mai 2023 et Cass. Civ. 1ere, 1er février 2023). La sanction, c’est une fin de non-recevoir.
La lettre de l’article 1195 CC qui fait clairement référence au « refus ou à l’échec de la renégociation », légitime cette analyse. S’il est impératif de passer par la case « renégociation », le succès de cette dernière n’est pas garanti. Il est important en pratique, de prévoir le pire, anticiper et se projeter dans « l’après », le stade judiciaire.
- Quel formalisme pour la demande de renégociation ?
L’article 1195 CC ne prévoit pas de forme ou délai particulier s’agissant de la demande de renégociation. C’est regrettable. Dans l’affaire précitée (TC Paris 15 novembre 2023), le tribunal a apprécié la demande de renégociation avec beaucoup de désinvolture, se contentant d’un email exprimant la volonté du prestataire « d’avancer » (en l’occurrence Le Figaro réalisant un supplément TV pour des groupes de presse de province) suivi d’une simple notification unilatérale d’augmentation des prix, mettant le client devant le fait accompli. C’est faire peu de cas de l’obligation d’exécuter et négocier les contrats, de « bonne foi » (art 1104 CC). L’article 6.2.3, 1 des principes Unidroit précise que la demande « doit être faite sans retard indu et être motivée » ; une sage précaution, en pratique pour éviter les arguties, manipulations, le dilatoire, la mauvaise foi.
- L’exécution du contrat doit se poursuivre pendant la renégociation et la révision
Cette obligation ressort de la lettre de l’article 1195 CC. Deux jugements récents du tribunal judiciaire de Paris (TJ Paris 13 février 2024, RG n° 20/09116 et TJ Paris 15 février 2024, RG 21/09318) confirment la solution. On ne peut se faire justice soi même en usant d’une sorte d’exception d’imprévision. Le refus de renégociation est libre et ne constitue pas une faute. Nota bene : les jurisprudences Huard (Cass. Com. 3 novembre 1992) et Chevassus Marche (Cass Com 24 novembre 1998) sur la renégociation de bonne foi ne sont pas rendues caduques par l’article 1195 CC.
Malheureusement, le calendrier judiciaire n’est jamais calé sur le calendrier des affaires. Une partie aux abois aura rarement le loisir d’attendre et financer 18 mois de contentieux, le double en cas d’appel. Rappelons que le juge des référés, juge de l’évidence, a des pouvoirs très étendus sur les terrains du trouble manifestement illicite et du dommage imminent. Même en cas de « contestation sérieuse », il peut statuer et prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent en attendant que le juge du fond règle le différend. Il est par ailleurs parfaitement concevable qu’un magistrat avisé renvoie les parties devant un médiateur. Ce peut être une opportunité pour les parties de sortir du contentieux « par le haut » : rapidement, durablement, confidentiellement, en sauvegardant leur relation d’affaires.
- Conseils pratiques
En demande :
Il convient d’abord d’opérer un bilan coûts/avantages d’une action en révision, en fonction de plusieurs paramètres : juridique, économique, financier, de l’urgence, du tribunal compétent. Il est essentiel de bien préparer son dossier et notamment les rapports d’expertise, pièces convaincantes prouvant la réalité du préjudice, de l’imprévisibilité du bouleversement, du déséquilibre. Il est judicieux d’adresser en amont un ou plusieurs courriers circonstanciés à son cocontractant pour rester du bon côté de la bonne foi, ne pas sembler le prendre en otage, à la gorge.
En défense :
Attention aux risques d’instrumentalisation et de bluff de demandeurs agitant des menaces de révision utilisées comme levier de négociation. Le problème pratique, logistique en défense, c’est l’urgence subie. Une demande de renvoi, même en référé, est possible, mais tout dépendra de l’urgence, réelle ou plaidée. Il importe de commencer à se préparer rapidement, en anticipant une possible action en révision de l’adversaire. L’exécution du contrat devant se poursuivre pendant le processus de révision, jouer la montre peut être une tentation… et une bonne solution !
3. L’imprévision de droit commun est-elle évincée par le jeu de textes spéciaux ou d’une clause de révision contractuelle ?
Des décisions récentes éclairent la question délicate de l’articulation entre l’imprévision de droit commun (art 1195 CC), certains régimes spéciaux et les clauses contractuelles de révision. S’il est acquis, que l’article 1195 CC n’est pas un texte d’ordre public, une partie de la doctrine (ainsi les Professeurs Libchaber, Rouvières, Revêt) tempère le caractère supplétif de l’imprévision, milite en faveur d’une « impérativité raisonné ». Elle convoque pour ce faire le solidarisme contractuel, la bonne foi, René Demogue et sa célèbre analyse du « contrat microcosme » (« …petite société où chacun doit travailler pour un but commun qui est la somme des buts individuels »).
- Imprévision et marché à forfait
Il est admis que le caractère forfaitaire d’un marché fait obstacle au jeu de l’imprévision. La cour d’appel de Douai l’a jugé sur le fondement de l’article 1793 CC, s’agissant des marchés de construction à forfait (CA Douai, 23 janv. 2020, RG 19/01718). Il ne faut jamais s’engager dans un marché forfait à la légère. L’essence du forfait, c’est une prise de risque.
- Une disposition spéciale peut-elle faire échec à l’article 1195 CC ?
Les juristes connaissent l’adage Specialia generalibus derogant (« Les lois spéciales dérogent aux lois générales »). La force normative de la maxime est discutée. La Cour d’appel de Versailles (CA Versailles 12 déc. 2019, RG 18/07183) a jugé que le mécanisme de la révision triennale (art L. 145-38 du code de commerce) évince l’article 1195 CC. « (…) dès lors que le statut des baux commerciaux prévoit de nombreuses dispositions spéciales relatives à la révision du contrat de bail (révision triennale, clause d’indexation), il n’y a pas lieu de faire application des dispositions générales de l’article 1195 précité, ces dernières devant être écartées au profit des règles spéciales du statut des baux commerciaux ». Le Tribunal Judiciaire de Paris (TJ Paris 13 février 2024, RG 20/09116) vient de juger, à l’inverse, qu’« aucune disposition légale n’exclut l’application de ce mécanisme de révision contractuelle aux baux commerciaux ». A terme, il reviendra à la Cour de cassation de trancher.
- L’articulation entre une clause de révision et le droit commun de l’article 1195 CC
Le jugement récent du Tribunal de Commerce de Paris du 15 novembre 2023 (évoqué ci-dessus) appelle des commentaires à un autre titre. On sait que l’article 1195 CC ne peut être invoqué que par une partie qui n’a pas accepté « d’assumer le risque » d’un changement de circonstances imprévisible rendant l’exécution du contrat excessivement onéreuse. Pour les juges consulaires parisiens, c’est au demandeur à la révision de prouver qu’il n’a pas accepté le risque. La solution est sévère. Une preuve négative est toujours difficile à apporter (Probatio diabolica). Sauf exclusion expresse du jeu de l’article 1195 CC, l’absence d’acceptation du risque ne devrait-elle pas être présumée, dès lors que le demandeur de la révision rapporte la preuve de l’imprévisibilité du changement de circonstances et de l’onérosité excessive du contrat ?
Les débats concernaient en l’espèce, une clause contractuelle d’indexation. Pour interpréter le contrat et rechercher la commune intention des parties, le tribunal fait logiquement référence et application des articles 1188, 1189 et 1192 du code civil. Le jugement précise : « Le Figaro prétend ne pas avoir assumé la charge des risques auxquels l’expose la modification des circonstances. Plus encore, s’appuyant sur la jurisprudence, Le Figaro soutient que le mécanisme d’indexation des prix peut être corrigé s’il n’a pas pu jouer dans des conditions normales. Mais sur ce point, la clause d’indexation du contrat qui manifestement a fait l’objet de réglages minutieux (les deux indices qui la composent sont répartis à hauteur de 50 % et 50 %), a parfaitement joué son rôle ». S’agissant de l’intention des parties, on pourrait considérer, à l’inverse de ce que soutient le tribunal, que l’existence même de cette clause de révision prouve bien que le demandeur n’a précisément pas accepté le risque de l’imprévision.
Analysant le modus operandi et les implications de la clause de la discorde, le tribunal est particulièrement sévère pour le demandeur à la révision. Le Figaro soutenait que « le mécanisme d’indexation des prix pouvait être corrigé s’il n’a pas pu jouer dans des conditions normales ». Le tribunal rejette l’argument. « Le Figaro a négligé d’insérer dans le contrat une clause de régularisation, ou de rattrapage, qui aurait permis d’imputer aux clients qui le quittaient, l’effet des hausses de prix subies dans les derniers mois de la relation. Il ne l’a pas fait et en subit aujourd’hui les conséquences, mais il ne peut en être déduit que Le Figaro n’avait pas accepté de supporter les risques auxquels l’expose la modification de circonstances ». Si l’interprétation contra proferentem (contre le rédacteur)peut se concevoir, les juges n’opèrent-ils pas en l’espèce une confusion entre imprévision et imprévoyance ?
La répartition expresse des risques par les parties, jamais simple, peut être déjouée par une révision judiciaire. S’il fallait tirer une leçon du jugement commenté, c’est la nécessité d’une impérieuse vigilance dans la rédaction des clauses de révision, adaptation, indexation. Chaque mot, chaque virgule, comptent. Si une partie ne souhaite pas que le droit commun de l’article 1195 CC soit évincé ( de facto ou de lege ) par une clause de révision contractuelle, elle aura intérêt à le préciser expressément dans le contrat, en pesant bien évidemment les implications d’une telle précision. Une cour d’appel, la Cour de cassation peut-être, nous éclaireront prochainement. Facétieux, Michel Serres disait qu’il ne croyait qu’à l’imprévisible.
Les risques, difficultés, chausse-trappes ne sont pas faits pour abattre mais pour être abattues. Le succès sourit aux entrepreneurs, ambitieux, courageux, informés, bien conseillés. Savoir pour prévoir, afin de pouvoir, résumait Auguste Comte.
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Squire Patton Boggs
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