Seulement cinq titres sont disponibles en français, sur les vingt-cinq que compte l’œuvre de Frederick Busch (1941-2006). En abordant cet auteur new-yorkais avec Filles[1], le premier traduit en 2000, on écoute le récit que fait Frank, avec la sécheresse d’un procès-verbal. Comme absent au monde, frère lointain de l’Étranger de Camus, ce flic déchu devenu vigile sur un campus pour la jeunesse dorée de la côte Est, laisse entrevoir peu à peu les possibles raisons de sa quête quasi mystique : rechercher sans repos des filles disparues et leurs ravisseurs ou assassins, dans un décor où la neige refuse de fondre, manteau de Noé immaculé sur un univers de désirs pervers, de drogue, de viol. Plus que l’enquête somme toute banale, c’est la figure de looser de l’anti-héros, de son énergie impassible que ne saurait ébranler un vague mais constant désespoir qui donne à ce roman policier la profondeur métaphysique des romans de Melville.

Ce n’est donc pas un hasard si Hermann Melville en personne devient l’ami du narrateur de L’inspecteur de nuit[2]. Billy Bartholomew, « gueule cassée » de la guerre de Sécession au cours de laquelle il a été un tireur d’élite particulièrement efficace, s’est mis dans les affaires sans pour autant quitter Five Points. C’est l’occasion pour les deux hommes, « frères dans la honte », d’un voyage au bout de la nuit, d’une excursion dantesque dans ce quartier désolé du sud de Manhattan où misère, vice et exploitation se répandent au rythme du « flux et du reflux du dollar ».

On ne sait ce qui touche le plus dans ce livre immense, de l’évocation de la sanglante guerre civile qui donna naissance aux États-Unis,  de la peinture du pouvoir féroce de l’argent et de l’ horreur économique qu’elle engendre pour certains, de la figure d’un « homme jadis connu en littérature » au moment où il n’est plus qu’un modeste inspecteur adjoint des Douanes. La noirceur dans laquelle baigne l’œuvre est à peine éclairée par une tragique aventure rédemptrice où les deux héros seront réunis.

Dans Nord[3] on retrouve le héros de Filles. Le temps a passé. Il revient dans le Nord d’où il s’était éloigné. L’occasion de nouvelles recherches, de nouvelles rencontres qui ne le débarrasseront pas toutefois  de son passé. Des êtres et des événements vont au terme de leur histoire et certaines zones d’ombre du premier volume vont s’éclairer, mais jamais totalement. C’est précisément dans ces non-dits que réside le meilleur de l’œuvre de Busch. Chez lui comme chez tant d’autres, on trouve ce qui n’est plus objet de querelle,  à savoir que le roman policier n’est pas un genre mineur, que le respect de ses codes n’empêche en rien un grand auteur d’y laisser s’exprimer sa personnalité, sa philosophie et ici plus particulièrement sa profonde humanité.

 


[1] Gallimard 2000 338 p. + Folio 2013 365 p.
[2] Gallimard 2002 348 p. + Folio 2004 446 p.
[3] Gallimard 2010 368 p. + Folio 2013 393 p.