Une responsabilité sans faute, sans lien de causalité et sans préjudice prouvé ?
Afin de comprendre la joute jurisprudentielle autour du préjudice d’anxiété, il est nécessaire de remonter à l’arrêt du 11 mai 2010 [1] de la chambre sociale de la Cour de cassation. Dans cet arrêt, la Chambre sociale reconnait pour la première fois l’existence d’un préjudice d’anxiété au bénéfice des salariés qui ont travaillé dans des établissements ouvrant droit à la préretraite amiante, indemnisable par l’employeur. Ce préjudice, surnommé « préjudice de l’épée de Damoclès » par certains auteurs, porte spécifiquement sur la crainte dans laquelle vivent les salariés ayant été exposés à l’amiante, de voir se déclarer un jour une maladie. [2]
La Chambre sociale considère que la gravité des maladies causées par l’amiante justifie le sentiment d’angoisse né chez les salariés exposés, et permet une indemnisation sans même demander que soit rapportée la preuve d’examens médicaux [3] En l’état actuel de la jurisprudence, pour bénéficier d’une indemnisation au titre de ce préjudice, les salariés doivent seulement prouver qu’ils ont été amenés, pendant une certaine période, à travailler à des postes en contact avec l’amiante. La Cour de cassation s’écarte volontairement de l’article 1382 du Code Civil en retenant que la personne anxieuse ne doit rapporter ni la preuve d’une faute de son employeur, ni la preuve de son anxiété, ni le lien de causalité entre une faute et le préjudice.
Cette « dérive du droit auquel on demande de panser tous les maux» [4] est due principalement à l’absence de contrôle de la preuve de l’anxiété qu’il est impossible d’appréhender juridiquement. L’anxiété est une notion subjective, un sentiment irrationnel qui se présume, mais dont la preuve est délicate. Le caractère de chaque personne et son mode de vie ne devraient-ils pas être pris en compte pour tenter d’analyser de façon la plus objective la « résistance » et résilience de chacun à l’anxiété ?
Confrontée à cette notion complexe, un faisceau d’indices aurait pu être une option choisie par la Haute Juridiction avec, par exemple, des examens médicaux attestant de cette anxiété. Cependant, cette solution a été écartée par la chambre sociale qui souhaite indemniser, sans arguties stériles, les victimes de l’amiante.
Certains juges du fond, notamment la Cour d’appel de Lyon, font de la résistance en tentant de refermer la boite de Pandore ouverte par la Chambre sociale. Ils reviennent aux bases de la responsabilité civile en rejetant l’idée d’une indemnisation quasi-automatique « d’une anxiété de principe »[5] et déboutent le salarié n’apportant pas la preuve d’avoir subi un réel préjudice du fait de son exposition à l’amiante. [6]
Les précisions apportées par les arrêts du 25 septembre 2013 [7]
Avec ces arrêts, la Chambre sociale refuse de consacrer pour les salariés exposés à l’amiante un nouveau préjudice lié au « bouleversement dans les conditions d’existence » qui aurait été indemnisé en complément du préjudice d’anxiété. Mais tout en écartant ce nouveau chef d’indemnisation, la Cour a élargi la notion de préjudice d’anxiété pour y intégrer non seulement le bouleversement des conditions d’existences, mais également toutes les conséquences du trouble psychologique.
Dans l’un de ces arrêts [8] la Chambre sociale a précisé qu’en cas de déclaration de la maladie, l’ancien salarié pouvait également demander réparation du préjudice d’anxiété, subi préalablement à la déclaration de la maladie.
La Chambre sociale a-t-elle conscience de l’ampleur des contentieux en gestation ? Le préjudice d’anxiété pourrait être étendu à d’autres situations dans lesquelles le salarié a été exposé à un risque. Une enquête gouvernementale vient de révéler que 10% des salariés, soit 2,2 millions de personnes, sont exposées à au moins un produit chimique cancérigène au travail. Il est probable que nous assisterons prochainement, à une inflation de demandes. Des avocats, à l’origine de la reconnaissance du préjudice d’anxiété ont engagé des actions tendant à reconnaître le préjudice d’anxiété pour les mineurs du fer et du charbon en Lorraine, ainsi que pour des verriers dans la région lyonnaise. L’instrumentalisation du préjudice d’anxiété n’est pas près de s’arrêter.
Quand les bornes sont franchies… « Le scepticisme est l’élégance de l’anxiété».[9]
[1] Cass. soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241 [2] La première Chambre civile (Cass. civ 1ère, 9 Juillet 1996 n° 94-12.868), avait, avant cet arrêt, déjà admis le préjudice d’anxiété pour les contentieux médicaux, mais dans des conditions beaucoup plus restrictives, lorsque par exemple, une victime avait déjà contracté une maladie. Pour sa part, la Chambre sociale, plus généreuse, a élargi le spectre du préjudice d’anxiété en considérant qu’une indemnisation est allouable bien que la maladie ne se soit pas déclarée puisque le risque de sa déclaration est suffisant.
[3] Cass. soc. 14 déc. 2012, n° 11-26.294 [4] P. Brun, D 2011 p.35 [5] CA Lyon, 28 sept. 2012 n° 11-08.571 [6] Ibid. [7] Cass. soc. 25 sept. 2013, n° 12-20157, n°12-12883, n°12-20912 [8] Cass. soc. 25 sept. 2013, n° 12-20157 [9] E.M. Cioran, Syllogismes de l’amertume, 1952