La pensée est un espace aux surfaces molles, indécises, parfois mouvantes. Ce que l’on ne dit pas, ce que l’on laisse en blanc, dit en creux ce qui est. Or, la tentation est grande de vouloir dire toujours plus, de couvrir davantage de noir ce blanc obsédant. D’aucuns se précipitent, affamés qu’ils sont de vouloir dire tout ce qu’ils pensent avoir à dire. Mais le silence permet d’inscrire dans le cerveau de ceux qui écoutent les derniers mots en suspens, comme par magie. Un blanc, un silence… permet de donner un écho utile aux mots.
C’est dans ce silence que se niche l’art du plaideur.
Les peintres , les compositeurs tout comme les orateurs avertis savent que l’ombre et le silence désignent aussi bien et parfois mieux ce qui est dit, ce qui est lumineux, ce qui est connu, ce qui est su, ce qui est vu car ils en délimitent les frontières, le silence et l’ombre étant les signes négatifs du langage.
Sans la part d’ombre, la lumière n’est pas la lumière. C’est le blanc du texte qui fait devenir texte ce que l’on noircit. Sans le silence, le sens n’a pas de sens car on ne l’entend pas. L’intelligible a besoin de parois, de limites pour exister et c’est à nous de les connaître, de les appréhender, de les repousser.
L’histoire des sciences humaines et techniques est jalonnée de pionniers qui auront repéré et tenté de déplacer les contours de la connaissance au-delà des limites précédentes. Parce qu’ils auront vu une part d’ombre que d’autres auraient délaissée. Parce qu’ils auront fait silence en eux pour écouter le sens.
Ce soir, nous disons adieu à l’un de ces hommes courageux.
Pierre-Gilles de Gennes nous a quittés à pas de loup et nous sommes en deuil d’un homme qui a su pousser un peu les murs, pour trouver la matière molle. Éclaireur au sens noble du terme, il a donné vocation aux autres et a su montrer avec des mots simples et des images accessibles comme la nature est belle dans sa complexité.
Juristes, nous nous devons de faire de même, chaque jour, continûment, en l’honneur de notre belle aveugle, la Justice. Il s’agit pour nous de revoir les faits avec toujours plus d’humanité, de distance, de créativité, d’écouter leur vacarme et leur silence, leur lumière et leur ombre, d’y découvrir la faille, et enfin de tenter imperceptiblement d’aller là où le Droit n’est pas encore allé pour faire enfin entendre la voix de ceux dont nous prenons la défense.
"Transgresser, franchir
Aller plus loin,
Ailleurs, toujours,
Cogner, se cogner."
(Paroi, de Guillevic, 1970)