Les cas classiques
Les cas classiques de la perte de chance dans les deux systèmes juridiques sont ceux pour lequel la chance ou le résultat final demeure à jamais hypothétique. Soit quelques exemples tirés de la vie quotidienne :
- Exemple 1 : A s’engage à acheter un billet de loterie à B mais oublie de tenir sa promesse (A ne s’exécute pas) ; à cause de A, B n’a pu participer à la loterie et donc saisir la chance de gagner.
- Exemple 2 : Un avocat rate un délai légal et prive ainsi son client d’exercer son action. La faute de l’avocat pénalise son client en l’empêchant de poursuivre son action et donc recevoir des dommages et intérêts.
- Exemple 3 : A accompagne B à un concours de beauté mais en route A provoque un accident qui empêche B de se rendre au concours et donc de saisir la chance de remporter le premier prix.
Dans les 3 cas, le résultat final, à savoir, le fait d’obtenir un billet gagnant, des dommages et intérêts et un prix de beauté restent des faits purement hypothétiques qui dépendent de nombreux éléments aléatoires ; par exemple, le fait d’avoir été victime d’une négligence flagrante aurait sûrement augmenté la chance du client d’obtenir des dommages intérêts.
Si la réalisation de la chance n’est jamais certaine, le préjudice quant à lui, l’est assurément. L’indemnisation de la chance perdue sera d’autant plus importante que la probabilité que se produise l’événement souhaité l’était, et inversement pour l’événement redouté.
En droit français et québécois, l’indemnisation de la perte de chance pour le type de cas énumérés ci-dessus est partielle puisqu’elle correspond à un pourcentage de la valeur de la chance perdue. Ainsi, si B avait 80% de chances de remporter le concours de beauté, elle touchera, à titre d’indemnisation, 80% de la valeur du premier prix de beauté. Force est de constater que les premiers problèmes naissent de cette difficulté de quantifier objectivement la valeur de la chance perdue.
La perte de chance et le lien de causalité – le contexte médical
Les choses se compliquent pour la perte de chance dans un contexte médical. Faut-il accorder une indemnisation pour la perte de chance de guérison ou survie à une maladie du fait de la faute du médecin traitant? OUI disent les juristes français, NON rétorquent leurs cousins québécois.
En droit québécois, la charge de la preuve pèse sur la victime qui doit démontrer selon la prépondérance des probabilités (probabilité supérieure à 50%) que la faute du médecin est la cause du dommage. Habituellement, l’indemnisation de la perte de chance pose des difficultés dans deux situations : (1) quand l’origine du dommage ne peut être attribuée scientifiquement à aucune cause particulière et (2) quand le dommage résulte de plusieurs éléments combinés et qu’il existe un doute quant à celui qui entraîne le dommage à plus forte probabilité.
L’arrêt Laferrière rendu par la Cour suprême du Canada en 1991 a joué un rôle majeur pour l’accueil de la théorie de la perte de chance en droit civil québécois de la responsabilité médicale. En l’espèce, un médecin avait pratiqué une biopsie sur une de ses patientes, puis par la suite omis de la renseigner sur son état cancéreux et surtout sur la nécessité d’assurer un suivi de son état de santé. La patiente va mourir quelques années après d’un cancer généralisé.
La Cour suprême du Canada va rejeter l’action intentée contre le médecin car il n’a pas été possible de prouver que le sort de la patiente aurait été différent sans la faute du médecin. En fait, le lien de causalité entre la faute du médecin et le préjudice subi par la patiente n’a pu être établi selon la prépondérance des probabilités : la patiente aurait pu mourir même en absence de faute du médecin, autrement dit la patiente n’a pas perdu la chance de guérir à cause de la faute du médecin. Ainsi, pour les tribunaux canadiens, accorder une indemnisation pour la perte de chance dans ce cas là aurait constitué une remise en cause de l’importance de la preuve du lien de causalité en matière de responsabilité médicale.
En France, un arrêt de la Cour de cassation du 7 juin 1989 fait référence à un cas similaire où la faute du médecin a entraîné la paralysie et des troubles oculaires du patient, suite à une opération chirurgicale. Cet arrêt consacre l’indemnisation de la perte de chance du patient, en raison du manquement du médecin à son devoir d’informer son patient de la nécessité de subir une autre opération d’urgence, au moment où il existait encore une chance raisonnable d’une amélioration partielle de l’état de ce dernier. La base de cette décision réside dans la perte de la chance du patient de bénéficier de l’amélioration de son état. La notion de perte de chance se rattache à la détermination d’un préjudice propre, distinct du préjudice final subi par la victime. En l’espèce, ce n’est pas la paralysie qui est compensée mais bien la chance perdue de subir une opération pouvant atténuer cette paralysie. Cette approche se démarque de la précédente, dès lors qu’elle analyse le lien de causalité, empreint d’un degré d’incertitude, en fonction de la probabilité de la chance perdue.
Pourquoi accepter d’indemniser la perte de chance en matière médicale ?
Curieusement, dans l’affaire Laferrière, la Cour suprême du Canada, bien qu’elle ait refusé d’accorder une indemnisation pour la perte de chance de guérison ou de survie de la patiente, a cependant attribué des dommages et intérêts à cette dernière pour l’angoisse et la frustration subie avant sa mort. Le raisonnement suivi par la Cour est le suivant : la faute du médecin a indéniablement privé la patiente du bénéfice d’un traitement préalable qui aurait pu entraîner une amélioration de son état et cette privation se doit d’être reconnue et indemnisée. N’est ce pas là simplement une manière indirecte de reconnaître l’indemnisation d’une perte de chance? Pourquoi refuser d’accorder directement des dommages pour la perte de chance de survie ou de guérison?
Devant cette position ambiguë de la plus haute autorité judiciaire au Canada, les réactions sont partagées. Suite à l’affaire Laferrière, de nombreux juristes ont manifesté des critiques, militant en faveur d’une indemnisation partielle de la perte de chance, et ce, même si la faute du médecin n’est pas la cause majeure du dommage. Ces critiques s’expliquent essentiellement par des arguments d’équité invoqués en faveur des victimes dont le sort dépend du test de la prépondérance des probabilités utilisé par les juges au Canada en matière de responsabilité civile : s’il est démontré que la faute du médecin a contribué à plus de 50% au préjudice du patient, alors seulement, le patient aura droit à une indemnisation. Ainsi, il apparaît injuste pour ces victimes, de porter un fardeau de la preuve difficile à réaliser dans des situations médicales compliquées, et il paraît bien plus « approprié » de punir le comportement fautif et blâmable du médecin.
La position opposée, en faveur de la décision principale de la Cour suprême, se veut plus pragmatique. En effet autoriser l’indemnisation partielle de la perte de chance en matière médicale viendrait perturber l’équilibre médecin-patient : D’une part, les médecins seraient inévitablement contraints de pratiquer ce que l’on appelle une médecine défensive, en évitant au maximum de prendre des risques, parfois au détriment de la vie de leurs patients et du progrès médical ; d’autre part, ce serait la porte ouverte à de nombreux abus puisqu’un médecin ayant agi raisonnablement et victime d’un aléa médical pourrait se voir poursuivre injustement par une famille pour avoir causé la mort d’un de ses patients.
Cette position a aussi été fortement soutenue par beaucoup de civilistes québécois qui perçoivent une indemnisation partielle de la perte de chance comme une dénaturation des principes de la responsabilité civile puisque marginalisant le lien de causalité. Par ailleurs, le régime de la responsabilité au Canada, contrairement aux États-Unis, se base moins sur la punition que sur la compensation. En tout état de cause, les partisans libéraux de la politique du « laissez-faire » ne manquent pas de faire valoir que le médecin fautif sera inévitablement puni par les lois du marché en voyant sa réputation ternie par une omission ou erreur flagrante ayant engendrée la mort d’un patient ; le système judiciaire, quant à lui, n’a normalement pas à se mêler de la morale quand bien même elle serait teintée d’utilitarisme.