Commencer par Sur la photo [1]. Découvrir progressivement les personnages, longtemps innommés ou alors par un agrammatical « il lui le fils » par exemple, sans ponctuation usuelle de surcroît. Ne pas s’agacer pour des tics dont les livres d’aujourd’hui débordent : ça stimule l’attention. Les phrases sont courtes, les mots choisis, d’une précision maniaque, avec de rares néologismes, quelques régionalismes plutôt. Car l’auteur inscrit l’existence des êtres dans des paysages, naturels, sociologiques, ethnographiques, loin de toute prétention didactique toutefois, mais avec une écriture à la fois libre et exigeante. Se laisser embarquer dans la recherche parfois aléatoire des souvenirs qui pourtant s’organisent par associations, au fil des sensations retrouvées, multiples et jaillissantes. On ne voit pas forcément tout tout de suite dans ce kaléidoscope d’images et d’émotions suscitées par des mondes différents, mais on goûtera la plénitude de chaque instant. Ce petit roman se déguste plutôt qu’il se dévore.
Les derniers Indiens [2] laisse moins de latitude à l’invention du lecteur. Sur fond de mutation des campagnes, une femme, héritière de l’orgueil de sa mère, tenante de l’ordre ancien, est livrée à ses ruminations et au spectacle qui s’offre à elle de l’autre côté de la rue où une tribu hétéroclite et conquérante s’ouvre à toutes les nouveautés qui peuvent peut-être sauver l’agriculture et la vie rurale. Ici l’écriture se discipline davantage, la phrase s’allonge. Deux mondes s’opposent et l’auteure en recense les composantes, introduisant même une part de mystère.
Un frère et une sœur tentent de faire vivre une ferme que leur laissent deux oncles qui vivent toujours à leurs côtés. A la suite d’une petite annonce, l’homme fera enter deux intrus, une mère et son jeune fils, rompant ainsi l’équilibre originel. Dans L’annonce [3], Marie-Hélène Laffon décrit encore un affrontement, sondant les reins et les cœurs, dans un style dense et sobre, hormis quelques explosions d’accumulations flamboyantes. La nature rutile, la sauvage, celle des hommes aussi, et on est emporté.
Claire, l’héroïne du dernier ouvrage paru : Les pays [4] consomme la rupture : elle « s’extrait de ce fin fond du monde qu’est la ferme » en en laissant le soin et le destin à une aînée. Devenue étudiante, puis enseignante à Paris, elle découvrira dans « l’autre pays », une « vie nouvelle et seconde ».
Dans ce qu’on appelle le cinéma d’auteur, on dit parfois que tel cinéaste fait toujours le même film. On pourrait considérer que notre auteur écrit toujours le même livre. On y trouve certes des thèmes obsessionnels auxquels un lecteur adhérera plus ou moins, mais l’immense richesse de l’invention, dans les deux sens de ce mot et le foisonnement des émotions procure un constant plaisir de lecture. On pense tantôt à Richard Millet, tantôt à Annie Ernaux. Marie-Hélène Lafon est une prosatrice remarquable et originale, une vraie auteure, de celles dont on attend le prochain livre avec impatience.
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[1] Buchet-Chastel éditeur 2003 + Points
[2] Buchet-Chastel éditeur 2008 + Folio
[3] Buchet-Chastel éditeur 2009 + Folio
[4] Buchet-Chastel éditeur 2012