Cass. com. 14 février 2012, n° 11-11750
Les pouvoirs d’enquête des autorités de contrôle, tout comme les sanctions prises à la suite de ces enquêtes, donnent lieu à un contentieux abondant lié notamment au respect du droit fondamental à un procès équitable.
Pour rappel, la loi permet aux enquêteurs, sur ordonnance du TGI, d’accéder à tous locaux professionnels, d’obtenir la communication ou la copie de documents ou encore d’interroger les personnes présentes sur place afin d’obtenir des renseignements et justifications.
L’une des difficultés porte sur la capacité effective d’une personne de pouvoir exercer un recours à l’encontre de la décision d’autorisation de visite des locaux professionnels. L’enjeu d’un tel recours est d’invalider la visite et les éventuelles saisies ou constatations effectuées durant l’opération et ultérieurement, obtenir l’annulation des sanctions prises à l’issue de l’enquête.
Dans l’espèce qui nous intéresse, le recours contre l’ordonnance ayant autorisé la visite n’a pu se faire de manière effective que 15 ans après ladite visite, délai naturellement inéquitable au sens du droit européen. Il faut préciser que les circonstances de l’affaire sont particulières, en raison d’un changement dans la législation au cours de la procédure.
I. L’origine de la procédure
En 1993, les services de la DGCCRF ont eu connaissance de faits présumant l’existence d’une entente (anticoncurrentielle) entre producteurs de ciment et de béton de la région PACA. En janvier 1994, au vu des différents éléments apportés par les enquêteurs, le tribunal de grande instance de Marseille a autorisé par ordonnance que des opérations de visite et saisie soient effectuées dans les locaux des différents cimentiers. Par la suite, en 1997, le Conseil de la concurrence (aujourd’hui remplacé par l’Autorité de la concurrence) a condamné 13 entreprises du secteur à des sanctions pécuniaires pour pratiques anticoncurrentielles.
II. Réforme de la procédure applicable aux visites domiciliaires
Ancien régime : recours devant la Cour de cassation
Par le passé les recours contre les décisions autorisant les visites par des autorités de contrôle devaient se faire directement devant la Cour de cassation (qui ne juge qu’en droit).
Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamnant cette voie de recours comme inéquitable
En 2008, dans son célèbre arrêt Ravon c. France [1], la CEDH a considéré, en matière d’enquête fiscale, que le recours direct devant la Cour de cassation n’est pas conforme à l’article 6.1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Selon la CEDH, ce recours ne permet pas aux personnes concernées de bénéficier d’un contrôle juridictionnel effectif, en fait comme en droit, de la régularité de la décision prescrivant la visite ainsi que, le cas échéant, des mesures prises sur son fondement.
Modifications de la réglementation : recours devant le Premier président de la cour d’appel
Cette décision avait nécessairement un impact sur les perquisitions effectuées par toutes les autorités et pas seulement l’autorité fiscale. Par conséquent, concernant les enquêtes de concurrence, une ordonnance du 13 novembre 2008 a remanié l’article L. 450-4 du Code de commerce en offrant aux justiciables un recours devant le premier président de la cour d’appel.
Brouillant une situation déjà fort complexe, l’ordonnance avait prévu des mesures transitoires applicables aux procédures en cours. Malgré tout, le nouveau système et plus particulièrement les mesures transitoires ont à nouveau subi les foudres de la CEDH [2]. En effet, le recours contre la décision de visite ne pouvait être intenté que si l’on contestait en même temps la décision de sanction de l’autorité sur le fond (et donc pas seulement sur la procédure). Cela retardait de façon déraisonnable le recours et le rendait conditionnel.
III. La question du délai raisonnable dans l’affaire en cause
En raison des péripéties législatives et judiciaires, la question de l’effectivité du recours contre l’autorisation des opérations de visite et saisie ne s’est posée qu’en 2011, lors du quatrième passage de cette affaire devant la cour d’appel de Paris [3] sur renvoi de la Cour de cassation. C’est en toute logique que les sociétés condamnées ont allégué ne pas avoir pu exercer leur recours dans un délai raisonnable.
La cour d’appel de Paris a considéré que le délai raisonnable devait s’apprécier à compter de 2008, date à laquelle le nouveau recours devant la cour d’appel a été introduit. Les juges estiment que ce délai de trois ans (entre 2008 et 2011) est raisonnable. Partant, la cour prononce la sanction des entreprises poursuivies.
Dans l’arrêt du 14 février 2012, la Cour de cassation censure le jugement d’appel pour deux violations du droit à un procès équitable inscrit à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme :
• Dans un premier temps, confirmant une jurisprudence récente [4], la Cour de cassation indique qu’un même juge ne doit pas statuer successivement sur la validité de la procédure de saisie puis sur le fond de l’affaire. Cette situation est « de nature à faire naître un doute raisonnable sur l’impartialité de la juridiction ».
• Dans un deuxième temps, le délai de quinze années qui sépare la décision d’autorisation de la perquisition (1994) et la reconnaissance du droit à un recours effectif, résultant de l’ordonnance du 13 novembre 2008, ne saurait en aucun cas être raisonnable.
IV. Et ce n’est pas fini
L’affaire est donc renvoyée une nouvelle fois vers la cour d’appel. Il est désormais fort probable que l’ordonnance d’autorisation des opérations de visite et saisie datant de 1994 sera annulée par la cour d’appel de Paris (cette fois-ci autrement composée). Les conséquences d’une annulation de cette autorisation sont drastiques, elle conduirait à l’anéantissement pur et simple des actes d’enquête ayant servi de base à la condamnation des sociétés poursuivies.
_____________________________________________________________________________________
[1] CEDH, 21 févr. 2008, Ravon c. France.
[2] CEDH, 21 déc. 2010, Canal Plus c. France ; CEDH 21 déc. 2010, Primagaz c. France.
[3] CA Paris, 27 janvier 2011, n° 2010/04297.
[4] Cass. com. 2 nov. 2011, n° 10-21103.