Tirant les conséquences de l’arrêt Illumina/Grail rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en septembre dernier[1], l’Autorité de la Concurrence (ADLC ou Autorité) a ouvert le 14 janvier 2025 une consultation publique – close depuis le 16 février 2025 – afin d’identifier les moyens existants et/ou nécessaires pour s’assurer que les concentrations n’atteignant pas les seuils et dès lors non soumises à notification préalable, ne portent pas atteinte à la concurrence sur le territoire français.

Après un bref rappel de la jurisprudence Illumina/Grail, nous reviendrons sur les propositions de l’ADLC visant à réformer ses modalités d’intervention sur les concentrations situées aujourd’hui sous les seuils, ainsi que sur l’actualité européenne en la matière.

1. L’affaire Illumina/Grail 

Le Règlement n° 139/2004 sur le contrôle des concentrations (Règlement n° 139/2004) dispose que la Commission européenne (Commission) bénéficie d’une compétence exclusive pour examiner les concentrations qui franchissent des seuils définis en fonction du chiffre d’affaires des parties[2].  Néanmoins, l’article 22 de ce même règlement permet à un ou plusieurs Etats membres de demander à la Commission d’examiner des transactions qui ne dépassent pas ces seuils mais qui seraient susceptibles d’affecter le commerce entre Etats membres.

L’application de cet article a été examinée dans l’affaire Illumina/Grail. Illumina, une entreprise américaine spécialisée dans le séquençage génétique, et Grail, une start-up américaine de biotechnologie développant des tests sanguins pour le dépistage précoce du cancer, avaient annoncé un projet de prise de contrôle exclusif de Grail par Illumina. Grail ne réalisant aucun chiffre d’affaires en Europe, l’opération ne franchissait pas les seuils de contrôle, tant européens que nationaux. L’opération n’avait donc pas été notifiée à la Commission ni à aucun État membre. Cependant, la Commission a reçu une plainte visant la concentration et a invité les Etats membres à lui renvoyer l’affaire pour examen sur le fondement de l’article 22 du Règlement n° 139/2004. Dans ce contexte, plusieurs autorités de concurrence (française, belge, grecque, islandaise et norvégienne) ont sollicité une demande de renvoi.

Ainsi, dans cette affaire, tout l’enjeu portait sur la compétence de la Commission – après renvoi des Etats membres – pour examiner l’acquisition de Grail par Illumina alors que l’opération n’atteignait ni (i) les seuils européens ni (ii) les seuils nationaux.

A ce titre, la CJUE a estimé que la Commission pouvait accepter de telles demandes de renvois uniquement dans les cas où les autorités nationales de concurrence sont elles-mêmes compétentes en vertu de leur droit national[3]

2.  Réaction de l’ADLC à l’arrêt Illumina/Grail : des propositions afin d’appréhender les concentrations sous les seuils français et européens

Au niveau européen, une révision du Règlement n° 139/2004 afin d’appréhender les opérations situées aujourd’hui sous les seuils, notamment en abaissant les seuils de chiffre d’affaires et/ou en introduisant un « test » de valeur de l’opération[4], serait longue et incertaine. Ainsi, dernièrement, la Commission a encouragé les Etats membres à introduire des pouvoirs de « call-in »[5] ou à réformer leur législation afin de mieux appréhender les opérations situées sous les seuils nationaux et européens[6].

De même, dans son arrêt Illumina/Grail, la CJUE a précisé qu’il était « loisible aux États membres de revoir à la baisse leurs propres seuils de compétence fondés sur le chiffre d’affaires prévus par [leur] législation nationale »[7], remettant ainsi au centre des débats la question des opérations ne franchissant pas les seuils, tant européens que nationaux.

Dans la mesure où seuls les seuils en vigueur[8] permettent à l’ADLC d’être compétente pour contrôler certaines opérations susceptibles de nuire à la concurrence, l’Autorité a souhaité instaurer de nouvelles modalités d’intervention afin que le régime en place demeure performant.

A l’issue d’une première consultation publique en 2017[9], l’ADLC avait considéré que le recours à l’article 22 du Règlement n° 139/2004 constituait une solution pertinente à droit constant. En 2018, elle avait soumis à consultation l’introduction d’un « contrôle ex-post ciblé » des concentrations[10].

Début 2025, soucieuse de concilier l’importance d’une sécurité juridique pour les entreprises et de disposer d’un mécanisme efficace, l’ADLC a soumis les 3 modalités d’intervention suivantes à consultation publique (close le 16 février 2025). L’ADLC pourrait rendre publique, dans le futur, les observations reçues :

  • Option n° 1 : mise en place d’un pouvoir d’évocation de l’ADLC sur la base de critères quantitatifs (ex : franchissement d’un certain seuil de chiffre d’affaires cumulé des parties en France) et qualitatifs (ex : affectation significative de la concurrence sur le territoire). L’ADLC précise qu’« afin de préserver la sécurité juridique des entreprises, l’Autorité prévoit la publication de lignes directrices et la possibilité de se rapprocher de celle-ci en cas de doute »[11]. Cette option s’inspire des mécanismes existants dans d’autres Etats membres tels que l’Italie, la Suède ou le Danemark ;
  • Option n° 2 : mise en place d’un nouveau seuil de notification obligatoire fondé sur l’existence d’une décision antérieure de l’ADLC ou de la Commission qui aurait (i) interdit ou autorisé avec engagements une opération de concentration des parties, (ii) sanctionné ou imposé des engagements aux parties sur le fondement des articles 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ou L.420-2 du Code de commerce (abus de position dominante) ou (iii) désigné une des parties en tant que contrôleur d’accès, en vertu du règlement européen sur les marchés numériques ;
  • Option n° 3 qui s’inspire de la jurisprudence Towercast[12] : possibilité de sanctionner les concentrations qui seraient contraires aux articles 101 (entente anticoncurrentielle) et 102 du TFUE et/ou des dispositions équivalentes en droit national (articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce).

Veuillez noter que, dans ce contexte, en mai 2024, l’ADLC a examiné pour la première fois sous l’angle de l’article 101 du TFUE une opération de concentration[13]. L’Autorité a conclu à un non-lieu ; néanmoins, cette affaire témoigne de la volonté de l’Autorité d’utiliser des outils de contrôle ex-post.

3. Réponse des autres autorités de concurrence nationales

En octobre 2024, dans le cadre de l’acquisition de Run :Ai (une start-up israélienne) par Nvidia (une entreprise américaine spécialisée dans les processeurs graphiques), l’autorité de la concurrence italienne a utilisé l’article 22 du Règlement n° 139/2004 afin de renvoyer à la Commission une opération qui ne déclenchait aucune obligation de notification en vertu de la loi nationale italienne ou du Règlement n° 139/2004. En effet, grâce à un mécanisme introduit en 2022, l’autorité italienne de la concurrence pouvait examiner l’opération en vertu de ses pouvoirs de « call in »[14] qui lui permettent d’examiner des concentrations qui (i) ne dépassent qu’un seul des deux seuils quantitatifs prévus par la loi italienne[15] dès lors que le chiffre  d’affaires mondial combiné des parties est d’au moins 5 milliards d’euros, (ii) soulèvent à titre préliminaire des risques concrets en matière de concurrence et (iii) ont été réalisées au cours des 6 derniers mois. Ce large pouvoir de « call-in » est donc bien conforme aux exigences de l’arrêt Illumina/Grail.

Plus récemment, l’autorité belge de la concurrence, dans le cadre de la cession des activités de boulangerie artisanale de Ceres à son concurrent Dossche Mills, a décidé d’ouvrir une instruction d’office concernant une possible infraction à l’article 101 du TFUE[16]. En l’occurrence, d’après son communiqué de presse, cette intervention semble reposer sur :

  • L’existence d’indices sérieux d’une possible entrave significative à la concurrence résultant du rachat des activités concurrentes de Ceres ;
  • Une première tentative d’acquisition de l’entièreté des activités de Ceres qui avait été notifiée mais ensuite abandonnée à la suite d’une décision de l’autorité belge de la concurrence, constatant l’existence de doutes sérieux quant à sa compatibilité avec le maintien d’une concurrence effective sur les marchés affectés ; et
  • Une condamnation, en 2013, de Ceres, Dossche Mills ainsi que d’autres acteurs du secteur de la farine en Belgique pour échanges d’informations sensibles et accords horizontaux prohibés.

Notons que cette approche semble combiner les Options n° 2 et n° 3 identifiées par l’ADLC dans sa consultation publique. Néanmoins, ce 20 mars, l’autorité belge a annoncé « envisager de clôturer son instruction après avoir été informée de l’abandon du rachat de Ceres par Dossche Mills »[17].

Enfin, le 7 mars dernier, l’autorité de la concurrence néerlandaise a annoncé débuter une enquête sur la récente acquisition de la société allemande de transport de fonds Ziemann par la société concurrente Brink’s. Bien que non notifiable au titre du contrôle des concentrations, l’Autorité soupçonne que l’opération aboutisse à un abus de position dominante[18].

4. Recommandations pratiques

  • (In)sécurité juridique. Attention aux risques encourus après les réformes et la prolifération des régimes permettant aux Etats membres d’être compétents afin de revoir les opérations sous les seuils ou de les renvoyer à la Commission européenne en vertu de l’article 22 du Règlement. A titre d’exemple, en 2022, comme l’Italie, l’Irlande a introduit dans son régime un pouvoir de « call-in » afin de pouvoir examiner les opérations situées sous les seuils.
  • Antitrust et contrôle des concentrations. Attention à l’examen des concentrations sous l’angle antitrust sur le fondement des articles 102 TFUE et 101 TFUE qui peuvent donner lieu à des amendes importantes pouvant aller jusqu’à 10% du chiffre d’affaires mondial et à l’annulation de la concentration. En tout état de cause, la sanction de telles opérations sur le fondement des articles précités repose nécessairement sur la réunion de leurs critères d’application spécifiques et est donc réservée à des cas restreints[19].

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[1] CJUE, aff. C-611/22 P du 3 septembre 2024, Illumina / Commission.

[2] Article 1 du Règlement n° 139/2004 : une concentration est examinée par la Commission lorsque (i) le chiffre d’affaires mondial combiné des parties est supérieur à 5 milliards d’euros et (ii) le chiffre d’affaires réalisé individuellement dans l’Union européenne par au moins deux des parties est supérieur à 250 millions d’euros.

[3] CJUE, aff. C-611/22 P, ibid.

[4] Par exemple, il conviendrait de tenir compte du prix payé par l’acquéreur par rapport au chiffre d’affaires de la cible.

[5] Le pouvoir de « call-in » ou d’évocation permet à une autorité de concurrence d’examiner une opération qui ne franchirait pas les seuils de notification mais qui présenterait un problème de concurrence important.

[6] Commission Européenne, Déclaration de la Vice-Présidente Vestager du 3 septembre 2024, accessible en anglais ici.

[7] Ibid. para. 217.

[8] Une concentration est examinée par l’ADLC lorsque (i) le chiffre d’affaires mondial combiné des parties est supérieur à 150 millions d’euros, (ii) le chiffre d’affaires total réalisé en France par au moins deux des entreprises concernées est supérieur à 50 millions d’euros et (iii) l’opération n’est pas soumise au contrôle de la Commission.

[9] Consultation publique sur la modernisation et la simplification du droit des concentrations, 20 octobre 2017, accessible ici.

[10] Consultation publique sur une réforme du droit des concentrations et contrôle ex-post, 7 juin 2018, accessible ici. L’Autorité n’a pas communiqué de conclusion pour cette consultation.

[11] Consultation publique sur les modalités d’introduction d’un système de contrôle des concentrations susceptibles de porter atteinte à la concurrence et ne franchissant pas les seuils de notification en vigueur, 14 janvier 2025, accessible ici.

[12] CJUE, aff. C-449/21 du 16 mars 2023 dans laquelle la CJUE a considéré que le Règlement n° 139/2004 ne s’oppose pas à ce qu’une opération de concentration, dépourvue de dimension communautaire, située en dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national et n’ayant pas donné lieu à un renvoi à la Commission en application de l’article 22 dudit Règlement, soit analysée par une autorité de concurrence d’un État membre comme étant constitutive d’un abus de position dominante prohibé par l’article 102 TFUE.

[13] Communiqué de presse accessible ici.

[14] Article 16 (1-bis) de la loi du 10 octobre 1990, accessible ici.

[15] Depuis le 24 mars 2025, une concentration est examinée par l’autorité de concurrence italienne lorsque (i) le chiffre d’affaires total combiné des parties est supérieur à 582 millions d’euros et (ii) le chiffre d’affaires total réalisé en Italie par au moins deux des entreprises concernées est supérieur à 35 millions d’euros.

[16] Communiqué de presse du 22 janvier 2025 accessible ici.

[17] Communiqué de presse du 20 mars 2025, accessible ici.

[18] Communiqué de presse du 7 mars 2025 accessible ici.

[19] Veuillez noter que à ce jour aucune opération de concentration n’a été sanctionnée au sein de l’Union européenne sur ce fondement mais des instructions sont toujours en cours.