Dans un fond de sauce John Law, saisir de beaux eurossignats, épicer avec du Panama, une larme de Stavisky. Faire revenir à gros bouillon dans l’ouzo, arroser copieusement le tout de schnaps et de sauce soja. Servir bouillant à Bruxelles ou à Cannes. Personne n’a faim et tout le monde riz jaune. Dans la panade générale, ce qui rend particulièrement délicat l’élaboration des plans de sauvetage, c’est la multiplicité et la complexité des conflits d’intérêts au sens large, qu’ils soient politiques, économiques, financiers ou sociaux.

Les bonnes affaires qui ont rencontré de mauvaises lois

Le conflit d’intérêts est un fait social total, pour parler comme Marcel Mauss. Arbitrer entre l’intérêt général et les intérêts particuliers (deux frères siamois souvent rivaux) n’est-ce pas l’essence de la politique ?

Parfois on passe au rouge, on prend un sens inique. Pas de discussion contravention ! Les pénalistes connaissent la corruption active et passive, les prises illégales d’intérêts. Les commercialistes connaissent les conventions réglementées de l’article L 225-38 du code de commerce, les délits d’initié, la période suspecte dans les procédures collectives. Les journalistes connaissent Dodo la saumure, Mounia, Hélène de Yougoslavie. Ils nous régalent avec des divisionnaires ripoux, des écoutes téléphoniques, des intermédiaires véreux, des rétro-commissions occultes pour financer les campagnes électorales. On connait le mot d’Alfred Capus; « Une escroquerie, c’est une bonne affaire qui a rencontré une mauvaise loi ».

Outre Manche, le Bribery Act 2010, en vigueur depuis le 1er juillet dernier, est plus sévère encore que le US Foreign Corrupt Practices Act 1977. Sa section 7 prévoit un délit de défaut de prévention de corruption. S’expose ainsi à une amende illimitée (le cas échéant plusieurs milliards d’euros !), toute personne morale dans le monde « conduisant, même en partie, des affaires au Royaume-Uni », dont l’une des « personnes associées » (employés, filiales ou agents) est responsable d’actes ou de tentatives de corruption, sauf si la personne morale démontre qu’elle avait mis en œuvre des « procédures adéquates » pour prévenir de tels actes.

Dans le dernier classement de « Transparency international » (2010) la France pointe au 25ème rang, entre l’Uruguay et l’Estonie, avec un score de 6.8 sur une échelle de 0 (« Highly corrupted ») à 10 (« Very clean »). Pas de quoi pavoiser pour une République qui se voudrait irréprochable. Triple A dans l’ordre pour le Danemark, la Nouvelle Zélande et Singapour. Le Royaume-Uni est 20ème. La Somalie ferme la marche avec 1.1. « Dans le domaine du turf, jeune homme, il y a deux façons de croquer; la magie ou le hasard. J’explique: favori sur faux ticket ou tocard sur vrai tickson. A moi, la magie m’a coûté deux ans de placard, c’est pourquoi aujourd’hui, j’aime mieux un mauvais cheval qu’un bon juge d’instruction » (Lautner, « Des pissenlits par la racine », 1964)

Les liaisons dangereuses

Parfois on passe à l’orange. Tout devient plus compliqué avec l’éthique, la déontologie et les codes de bonne conduite. « Un conflit d’intérêts naît d’une situation dans laquelle une personne employée par un organisme public ou privé possède, à titre privé, des intérêts qui pourraient influer ou paraître influer sur la manière dont elle s’acquitte de ses fonctions et des responsabilités qui lui ont été confiées par cet organisme » (Service central de prévention de la corruption, Rapport 2004). Vu sous un autre angle: lorsque l’influent et l’influençable poursuivent un intérêt commun au détriment des droits légitimes de tiers ou de l’intérêt général. Pour séparer le bon blé de l’ivraie on tombe vite dans des casuistiques jésuites et hypocrites. Les affaires, c’est l’argent des autres disait Dumas. Les conflits d’intérêts sont favorisés par les cumuls. Le lobbying, activité licite, réglementée et institutionnelle (à Washington ou Bruxelles), complique un peu plus la donne. «On place ses éloges comme on place de l’argent, pour qu’ils nous soient rendus avec les intérêts” (Jules Renard)

L’actualité est riche en scandales et conflits d’intérêts fleurant bon le favoritisme voire le népotisme. Le monde judiciaire ou l’arbitrage ne sont pas épargnés (voir la chronique de Christian Hausmann sur l’indépendance de l’arbitre). Au-delà des atteintes récurrentes à la séparation des pouvoirs, des « connivences » (pour rester pudique) entre le monde politique, économique, et les médias, favorisent les conflits d’intérêts, la censure, ou pire l’autocensure.

Les relations incestueuses entre certains laboratoires pharmaceutiques et des autorités de contrôle sanitaire nationales ou internationales sont particulièrement choquantes car la santé publique est mise à mal par les acteurs et les régulateurs sensés la protéger. Des centaines voire des milliers de morts du fait de médicaments inutiles ou aux effets secondaires dangereux ou mortels (affaires Médiator, Bisphénol A), sans parler des milliards de déficit annuel de la sécurité sociale. Pourquoi la France, pays de la joie de vivre, est-il le plus gros consommateur d’anti- dépresseurs au monde ? Pourquoi si peu de médicaments génériques prescrits ? C’est tout un système institutionnel public et privé, de gabegie, de déficits organisés, et d’omerta qu’il faudrait revoir.

Plus vaudevillesque, l’affaire Bettencourt est un cas d’École (Nationale de la Magistrature). Après une accalmie de plusieurs mois, l’affaire reprend sa petite bonne femme de chemin avec de nouveaux juges à Bordeaux, des abus de faiblesse, des petits-fils tuteurs de la grand-mère, et des conseils jonglant entre les mandats de protection future et de droit commun. « L’esprit de famille a rendu l’homme carnivore » (Picabia).

Un projet de loi relatif à la déontologie et à la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique

On sait que pour les professions réglementées, la déontologie interdit certains cumul de mandats ou de fonctions; par exemple pour les avocats, médecins ou experts judiciaires. Suite à l’affaire W-B, une commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique a été mise en place, et a rendu son bien nommé rapport « Sauvé », en janvier dernier.

Un projet de loi actuellement devant l’Assemblée Nationale prévoit que «les personnes dépositaires de l’autorité publique et les personnes chargées d’une mission de service public exercent leurs fonctions avec probité et impartialité» Le rappel de ce truisme dans un article 1 n’est pas rassurant. Pariant sur une pédagogie frisant l’angélisme ou l’inconscience, le texte invite les fonctionnaires pris d’un doute, à saisir spontanément leur supérieur hiérarchique afin qu’il «apprécie s’il y a lieu de confier le dossier ou la décision à une autre personne». Le projet de loi ne propose pas de définition du conflit d’intérêts pour ne pas figer une situation protéiforme, avec le risque d’exclure du cadre préventif des hypothèses constitutives de délits prévus par le code pénal.

Sans surprise, le texte rend obligatoire les déclarations d’intérêts pour les membres du gouvernement, les conseillers ministériels et certains hauts fonctionnaires. Une nouvelle « Autorité de la déontologie de la vie publique » pourrait émettre des avis et recommandations, être saisie par le pouvoir politique, voire s’autosaisir. Longue vie à cette énième autorité de « grands manient tout », qui servira surtout de radeau à des naufragés électoraux méritants. « Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer » (La Rochefoucauld).

Moins une cause, qu’un symptôme et une conséquence

La multiplication des « affaires » et conflits d’intérêts est particulièrement explosive lorsqu’il ne reste plus le moindre fifrelin dans les caisses pour amadouer les irréductibles, incorruptibles, inrockuptibles, et quand ce n’est plus la femme de César, mais l’empereur, sa cour et les mandarins qui sont mis en cause. Gare au syndrome du tour de France; « Tous dopés mais peu importe du moment qu’il y a du spectacle ». L’arène a eu raison de l’Agora. « Tous pourris », tous pour rire, « salauds de riches », « salauds de pauvres», Bourvil ou Gabin dans «La traversée de Paris », autant de variations sur le thème du désenchantement général et de la théorie du complot.

Tout le monde se cache derrière l’arbre, la forêt, la paille ou la poutre. Ce n’est pas moi, c’est lui ! Tout le monde se tient par la barbichette et… vice versa. Les politiques qui ont trop permis, trop promis, trop mentis, sont pris en otages et en tenaille par les indignés et des banquiers plus pyromanes que pompiers. Il est bien tard pour jouer les Churchill en promettant de la sueur, du (mauvais) sang, et des larmes (de crocodile). Attention, le prolongement naturel des conflits d’intérêts, favorisés par les cumuls en tous genres, c’est l’intérêt du conflit.

Les conflits d’intérêts sont moins une cause qu’une conséquence, un symptôme inquiétant de perte de repères et valeurs. Stendhal est sombre: « Le monde n’est point divisé, comme le croit le nigaud en riche et en pauvres, en hommes vertueux et en scélérats, mais tout simplement en dupes et en fripons ». Jean Yanne ne fait pas dans la dentelle: « Le monde est fait d’imbéciles qui se battent contre des demeurés pour conserver une société absurde » («Moi y en a vouloir des sous », 1973).

Reconstruire les fondations de la maison commune

On ne réglera pas les problèmes de fond avec des leçons de morale, des citations du gros Winston ou du grand Charles, la menace du péril jaune, ou en débouchant une bouteille de rosé nouveau, étiqueté « Château VIème République ». Pour reconstruire la maison commune, en amont des débats sur la redistribution des richesses, les jacuzzis pour tous, le mondial moquette de l’humanisme et les slogans creux et démagogiques (« Placer l‘humain au cœur de la politique »… Qui est contre? Comment on met en place?), il faut commencer par des fondations solides, c’est-à-dire un socle commun de valeurs et repères. Pour construire ces fondations il faut des outils, se retrousser les manches et se muscler les neurones. Tout cela passe par le travail, l’écoute, le goût de l’étude, des livres, de la lecture, par la pensée. C’est plus difficile que l’indignation, c’est ardu, parfois pénible, voire ennuyeux, mais c’est la loi de tout apprentissage. Il est temps de siffler la fin de la récréation et des fantaisies pédagogiques, à la bourse, mais aussi à l’école et à la maison. On ne renégociera pas de contrat social durable avec des citoyens et une jeunesse sacrifiée car hypnotisés et crétinisés par les écrans numériques, l’alcool, le sport spectacle et des jeux vidéo mortifères, Farce Book, le néant hollywoodien, les magazines pipo-bobo-gogo et l’hyper consumérisme.

Je ne suis pas optimiste parce qu’au cœur de notre déclin (hexagonal et occidental) il y a une décadence culturelle profonde. Le savoir et les humanités ont été sacrifiés, les Maîtres ont été écœurés. D’autres ont déserté ou baissé les bras depuis trop longtemps. La transmission ne se fait plus. Les élites bien-pensantes taisent cette vérité parce qu’elle n’est pas consensuelle et remet en cause tout le modèle républicain, parce que les élites sont moins concernées car déjà en place, et parce qu’il est sans doute trop tard, puisque même les élites et beaucoup d’ « intellectuels » ont déserté la Culture. Cette reddition en rase campagne doublée d’une omerta honteuse constitue une trahison qui commence à se payer au prix fort et qui hypothèque gravement l’avenir national. De nouveaux milliards et des dizaines de milliers de postes d’enseignants ne changeront pas grand chose. « Il se pourrait que la vérité fut triste» (Renan). Céline disait: « Nous crevons d’être sans légende, sans mystère, sans grandeur ». Il n’avait pas tort et il savait de quoi il parlait… Comment retrouver un peu de légende et de grandeur ?

Cincinnatus est une figure iconique de la république romaine. Aurelius Victor relate l’épisode le plus célèbre de la vie du consul: «Les envoyés du sénat le trouvèrent nu et labourant au-delà du Tibre : il prit aussitôt les insignes de sa dignité, et délivra le consul investi. Aussi Minucius et ses légions lui donnèrent-ils une couronne d’or et une couronne obsidionale. Il vainquit les ennemis, reçut la soumission de leur chef, et le fit marcher devant son char, le jour de son triomphe. Il déposa la dictature seize jours après l’avoir acceptée, et retourna cultiver son champ » (« Hommes illustres de la ville de Rome », XVII. L.). Tite Live, Dion Cassius, Denys d’Halicarnasse ont rendu hommage à ce modèle de modestie, de bon commandement et de dévouement au bien public.

Cassandre est la fille de Priam et d’Hécube, la sœur de Pâris. Sa mère est encore enceinte quand Cassandre prédit que le fruit de sa chair causera la perte de Troie. Elle reçut d’Apollon le don de prédire l’avenir, mais parce qu’elle se refusa à lui, le dieu décréta que personne ne croirait à ses prédictions. Condamnée à la solitude et au malheur, violée, elle finira assassiné par Clytemnestre. Symbole de la vérité trahie par l’ignorance, le personnage inspirera Homère, Eschyle, Ovide, et plus tard Boccace, Schiller ou Giraudoux.

« Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger, et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes » (François de La Rochefoucauld, Première maxime de l’édition de 1678).

Un consul romain, une princesse grecque, et un moraliste français. Le devoir, la vérité et la lucidité. Trois figures, trois symboles (européens ?) d’une grandeur perdue.