Peut-être faut-il embarquer pour le voyage au long cours de 700 pages auquel invite le livre afin de répondre à l’interrogation du titre. L’ouvrage est précédé d’un roman court et dense qui relate la poursuite rocambolesque, entre Moscou et Petersbourg, en 1905, pendant la guerre russo-japonaise, d’un terroriste japonais insaisissable par le très digne ingénieur Eraste Fandorine.
Toutes les conventions du grand roman d’espionnage « à l’ancienne » sont au rendez-vous : attentats, prises d’otages, sabotages, fuites et filatures, avalanche de cadavres sans oublier la belle courtisane intrigante. Laissant la bride sur le cou à son imagination débordante, l’auteur – qui connaît son affaire puisqu’il a écrit un recueil de pastiches consacrés aux spécialistes du genre, de Maurice Leblanc à Umberto Eco – tire à la ligne avec une jubilation que partage le lecteur amateur. Petite coquetterie d’un auteur russe prolifique qui est aussi traducteur du japonais et de l’anglais dans sa langue ainsi que professeur de civilisation japonaise à l’Université : les chapitres sont désignés par les syllabes d’un haïku.
Ces très brefs poèmes à forme fixe marqueront – joliment, au cœur d’un éventail – la fin des très nombreux chapitres aux titres évocateurs qui constituent la grosse part du roman. On est transporté cette fois dans le Yokohama de 1878 et ce retour en arrière présente un Eraste Fandorine de vingt-deux ans, au moment où il y arrive comme jeune et brillant vice-consul de l’Empire de Russie. Dans cette grande ville portuaire cosmopolite faite pour toutes les intrigues, il se retrouve immédiatement au cœur de complots politiques dûs à la fois aux visées rivales de L’Angleterre et de la Russie et aux luttes d’influences des politiciens locaux dont certains rêvent d’un nouveau Japon. Il faut clairement avoir gardé un peu de son âme d’enfant pour suivre l’invraisemblable déchaînement de péripéties et de rebondissements au cours desquels on saura tout des samouraïs et des ninjas même si l’on a jusqu’alors boudé les films de kung-fu, car, outre un prodigieux plaisir d’écrire, on y rencontre une fascinante érudition.
Ce gros roman, sous-titré « Une aventure d’Eraste Fandorine » est le dixième de la série, le dernier paru. Nul doute que l’on retrouve dans les précédents comme dans le reste de l’œuvre considérable de ce graphomane, lecteur passionné et savant, créateur prolixe, un akounine, son pseudonyme signifiant : celui qui crée ses propres règles.
Une deuxième lecture dès lors s’impose : il est difficile de ne pas voir derrière un récit infiniment ludique une stigmatisation des travers et dysfonctionnements de la société russe d’aujourd’hui : pouvoir, corruption, désorganisation, qui explique davantage encore les tirages immenses de l’auteur dans son pays.