CA Paris, pôle 05 ch. 05, 5 sept. 2019, n° 17/03703

Par un arrêt du 5 septembre 2019 (CA Paris, pôle 05 ch. 05, 5 sept. 2019, n° 17/03703), la Cour d’appel de Paris cède à la tentation d’outrepasser les pouvoirs dont elle dispose en application de l’effet négatif du principe de compétence compétence, alors même que ce principe limite considérablement l’intervention du juge étatique en présence d’une clause compromissoire.

Un litige est survenu entre une société française et une société espagnole relatif à un contrat de licence et un contrat de délégation commerciale, qui comprennent tous deux des conventions d’arbitrage. À la suite d’une action en rupture brutale des relations commerciales établies introduite par la société française, le tribunal de commerce de Bordeaux s’est déclaré compétent en dépit de l’existence d’une convention d’arbitrage. Après avoir dûment rappelé l’effet négatif du principe de compétence compétence qui prévoit que le juge se déclare incompétent sauf si la convention d’arbitrage est nulle ou manifestement inapplicable, la Cour d’appel de Paris retient que l’action en rupture brutale des relations commerciales établies est de nature contractuelle au sens du règlement Bruxelles I et sur le fondement de l’arrêt Granolo de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE)[1]. La Cour d’appel en déduit que le juge étatique n’est pas compétent pour connaitre du litige puisque l’action est de nature contractuelle et que la convention d’arbitrage est donc applicable. Cette motivation peut surprendre à deux égards : à la fois en ce qu’elle fait dépendre la compétence du juge de la nature de l’action exercée, et en ce qu’elle statue sur la nature contractuelle de l’action en rupture brutale des relations commerciales établies en présence d’une clause d’arbitrage.

La Cour d’appel conditionne la compétence du juge étatique à la qualification de la nature de l’action exercée : c’est parce que l’action en rupture brutale des relations commerciales établies est de nature contractuelle que le juge étatique doit décliner sa compétence. Une lecture a contrario permet de déduire que si l’action en rupture brutale des relations commerciales établies avait été qualifiée d’extracontractuelle, la Cour aurait retenu la compétence du juge étatique. Or, par hypothèse, la nature de l’action exercée est indifférente à la compétence du juge, l’article 1448 du Code de procédure civile prévoyant seulement que le juge peut connaitre du litige « si la convention est manifestement nulle ou manifestement inapplicable ». La nullité ou l’inapplicabilité manifeste de la convention d’arbitrage ne peut ainsi trouver sa source dans la nature de l’action exercée, la nature extracontractuelle de certaines actions n’ayant pas pour effet de rendre la convention manifestement nulle ou inapplicable[2]. En outre, la jurisprudence relative à l’application de l’article 1448 du Code civil est historiquement restrictive et prévoit que la nullité ou l’inapplicabilité de la convention d’arbitrage doit être manifeste et relever de l’évidence par simple examen prima facie[3]. Il n’en est pas ainsi lorsqu’elle nécessite une recherche de la nature de l’action, qui plus est lorsque cette recherche s’appuie sur une décision de la CJUE dont la portée demeure incertaine.

En affirmant qu’« il est désormais constant que les litiges relatifs à la rupture brutale des relation commerciales établies relèvent, au sens du Règlement Bruxelles I, de la matière contractuelle et non délictuelle (CJUE, Granarolo, 14 juillet 2016) », la Cour d’appel de Paris propose une lecture particulièrement extensive de l’arrêt Granarolo. La solution de cet arrêt a effectivement été posée au seul regard du Règlement Bruxelles I, et ne saurait être étendue en dehors du champ du Règlement. Cette solution n’est donc pas applicable à un défendeur qui ne serait pas domicilié dans un État membre, ou en présence d’une convention d’arbitrage, l’arbitrage étant exclu du champs d’application du Règlement Bruxelles I[4]. Indépendamment même de la question du champs d’application du Règlement Bruxelles I, la solution de l’arrêt Granarolo n’a pas été clairement adoptée en droit interne, la Cour de Cassation s’étant récemment abstenue de trancher cette question[5], alors qu’elle semblait pourtant s’être ralliée à une qualification contractuelle de l’action en rupture brutale des relations commerciales établies [6].

Outre qu’elle procède d’une application audacieuse de la jurisprudence de la CJUE, l’opération de qualification de la nature de l’action par la Cour d’appel de Paris doit être vue comme un empiétement sur la primauté de l’arbitre pour statuer sur sa propre compétence. Si le juge retient que l’action est extracontractuelle, l’arbitre se voit non seulement privé de sa compétence mais également de l’opportunité d’avoir pu statuer sur sa propre compétence. Dans l’hypothèse non moins malheureuse où le juge retient la nature contractuelle de l’action, l’arbitre est certes conforté dans sa compétence, mais se voit lié par la qualification de la nature de l’action qui est faite par un autre juge, alors même que ce dernier n’est nullement compétent pour statuer sur le litige. Dans les deux cas, la solution n’est pas satisfaisante ; le juge étatique sera donc mieux avisé de s’abstenir de procéder à toute opération de qualification de la nature de l’action exercée.

Cet article a été co-écrit par Marin Denizet et Claire Marguerettaz

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[1] Arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 14 juillet 2016, Granarolo SpA contre Ambrosi Emmi France SA, Affaire C-196/15. Pour un commentaire dans cette Revue : https://larevue.squirepattonboggs.com/selon-la-cjue-l-action-indemnitaire-fondee-sur-la-rupture-brutale-des-relations-commerciales-etablies-est-de-nature_a2984.html.

[2] On pense notamment ici à la violation d’une obligation précontractuelle d’information (Cass. civ. 1ère, 4 juillet 2006, n°05-17.460), à une action en concurrence déloyale (Cass. civ. 1ère, 8 novembre 2005, n°02-18.512). Sur la nature extracontractuelle d’une action relative à des produits défectueux entre parties contractantes soumise à l’arbitrage, voir J. Jourdan-Marques, « Action Extracontractuelle et Arbitrage », Rev. Arb. 2019, p. 690 et A. Batteur, « L’application rapports entre professionnels », LPA, 2001, n°200, p. 5.

[3] Ph. Fouchard, « La coopération du président du tribunal de grande instance à l’arbitrage », Rev. Arb. 1985, p. 5. Selon Fouchard, la notion de « nullité manifeste » vise la « nullité évidente, incontestable, qu’aucune argumetnation sérieuse n’est en mesure de mettre en doute ».

[4] Article Premier, 2, d, du Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale. Sur cette question, voir J. Jourdan-Marques, « Chronique d’arbitrage : arbitrage et question préjudicielle – la cour d’appel de Paris jette un pavé dans la mare », Dalloz Actualité, 29 octobre 2019.

[5] Cass. com., 7 mai 2019, n° 17-15.340. Bien que la Cour de Cassation ait considéré que la loi française trouvait à s’appliquer quel que soit la nature contractuelle ou délictuelle de l’action en rupture brutale des relations commerciales établies – et que cette décision porte ainsi sur la loi applicable et non la juridiction compétente –, il convient tout de même d’y voir une divergence avec l’arrêt Granarolo qui statue de manière générale sur la nature de l’action en rupture brutale des relations commerciales établies, tant du point de vue de la juridiction compétente que de la loi applicable.

[6] Cass. com., 20 septembre 2017, n°16-14.812