Il est le plus russe des écrivains français, en ce sens qu’Andrei Makine, né en Sibérie en 1957 et réfugié dans notre pays depuis 1987 a écrit toute son œuvre (20 titres à ce jour) dans notre langue. Elle témoigne dans sa totalité de la mémoire indestructible concernant l’histoire bouleversée comme nulle autre de son pays natal mais aussi, dans plus d’un ouvrage, de l’attachement de l’exilé à la terre qui l’a accueilli.
Dans Le testament français[1] qui collectionna les prix à sa sortie en 1995, l’auteur relate ses souvenirs d’enfance, avec les récits de Charlotte, sa grand-mère maternelle française, qui lui a transmis l’image d’un pays et de sa culture, mais surtout une langue dans laquelle il deviendra un magnifique auteur. Il est cependant « condamné à vivre dans un pénible entre-deux-mondes » puisque le rideau de fer sépare cet univers fait de rêves et de promesses merveilleuses de la réalité soviétique, son quotidien, dont il éprouve les contraintes et les duretés et dont même les changements qui s’annoncent portent peu d’espoirs. Ce roman d’apprentissage révèle l’éveil d’un homme autant que la naissance d’un poète et s’exprime aussi bien dans un lyrisme délicat que dans un réalisme sans concessions.
Du régime totalitaire dans lequel Makine a grandi, un texte d’une densité fulgurante dans sa brièveté témoigne. Ainsi, La fille d’un héros de l’Union soviétique[2] connaît une rapide ascension dans la nomenklatura en monnayant sa beauté au service du Renseignement de son pays en même temps que son père, héros de Stalingrad, sombre dans l’oubli et l’alcoolisme. Le premier roman de l’auteur est une description impitoyable du système soviétique, des valeurs qu’il prétend défendre et de leurs dévoiements. À une peinture hallucinante et réellement éprouvante des atrocités de la guerre qui hantent chacun de ses livres succèdent des instants de pure poésie, d’une infinie délicatesse dont Makine fera une philosophie utopique de l’existence dans les quatre volumes qu’il a publiés sous le pseudonyme de Gabriel Osmonde, très éloignés du reste de son œuvre, mais non moins intéressants.
Une femme aimée[3] offre également un percutant contenu politique. C’est en travaillant comme un forcené au scénario d’un film qui décrirait la vie amoureuse sulfureuse de Catherine II de Russie qu’Oleg Erdmann découvre d’abord l’inévitable soumission à un très rigide Comité d’État. Puis, la situation du pays ayant évolué et la réalisation de l’œuvre lui ayant été confiée, il subit jusqu’à l’écœurement la pression mercantile d’un public avide de jouir d’une liberté toute neuve et des bienfaits de l’économie libérale version Russie d’aujourd’hui. Comment alors rester fidèle au beau projet de montrer ce qu’il croit avoir été la seule histoire d’amour dans la vie dépravée de l’impératrice.
Avec une écriture d’une force évocatrice très sensuelle, l’œuvre d’Andrei Makine dit d’abord la sensibilité d’un homme confronté aux aléas de l’Histoire, à ses formidables déchirements, à ses violentes exaltations et à ses tout petits bonheurs, en assumant l’absurdité de la comédie humaine, sans espoirs illusoires.
[1] Folio 1997 [2] Folio 1996 [3] Points 2014