Il est banal, voire inévitable, que la famille soit au cœur d’une œuvre romanesque, pour la célébrer ou la décrier, la sacraliser ou la honnir, la décortiquer ou la pulvériser. Lorsqu’il s’agit d’un roman nord-américain, cette cellule sociale érigée en valeur morale suprême par un peuple qu’on dit puritain et qui en tout cas met le nom de dieu jusque sur ses billets de banque, devient un thème de curiosité légitime quand on sait que l’évolution des mœurs étasuniennes retentit à plus ou moins longue échéance sur celles du vieux continent.

À ce titre le récent Amelia[1], premier roman traduit en français de Kimberly McCreight est très éclairant. Sur fond d’enquête policière concernant le suicide d’une lycéenne dans un établissement huppé de New-York (Virgin suicide? ), on découvre les affres de l’éveil sexuel des adolescents, affecté, sinon infecté par l’omniprésence d’Internet et des réseaux sociaux, la consommation banalisée de drogues et d’alcool, tant chez les jeunes que chez leurs aînés, l’absence des parents dévorés par leur profession : la mère de la jeune fille élève seule son enfant et poursuit une brillante carrière. On partage en outre les jeux de pouvoir, tyrannie et cruauté, dans l’amour comme dans la haine, à cet âge de profond désarroi qu’aggrave la perte des valeurs. Menée à un rythme haletant, cette œuvre passionnante et d’une grande richesse offre un modèle d’écriture(s) très contemporaine(s) puisque y alternent récits à plusieurs voix, courriels et SMS, comme un reflet d’une société où l’individu hyperconnecté peut se retrouver paradoxalement dans la plus extrême solitude.

David Vann, né en 1966 en Alaska, dynamite carrément la famille. Qu’on en juge : dans Sukkan Island[2] , un père est aux prises avec le cadavre de son fils adolescent. Il avait emmené le garçon pour une expédition aventureuse sur une île perdue dans le but d’enfin mieux le connaître. Il apparaît que ce sont ses secrets à lui, le géniteur, qui ont conduit l’enfant au suicide. Impurs[3] , pour l’original Dirt, met en scène un jeune adulte adepte d’ésotérisme, quasi séquestré par sa mère, outrageusement possessive, et déniaisé par une cousine passablement perverse. Il finira par l’enfermer à son tour avant de la laisser mourir de faim. Horreur absolue que ces confrontations morbides, puis mortelles. C’est d’une noirceur plutôt malsaine et la crudité de certaines scènes soulève le cœur. Politiquement peu correct et pas vraiment consensuel !

Dans De Marquette à Vera Cruz[4], le fils dépeint par Jim Harrison (mort en mars dernier) a les dents agacées parce que son père a mangé des raisins verts : ce dernier, prédateur sexuel, est l’héritier d’une grande famille qui doit sa fortune au déboisage inconsidéré du Michigan. Fuyant également une mère alcoolique, le héros entreprend une recherche destinée à exorciser la culpabilité qu’il ressent. Le rêve américain version cauchemar. On retrouve les interrogations et le lyrisme d’un immense écrivain gourmand de l’existence et des grands espaces mais largement sceptique sur la qualité des valeurs qui, dit-on, fondèrent une nation.

 


[1] Le Cherche Midi 2015, 528 p.
[2] Éditions Gallmeister 2010, 192 p. ; Folio 2012, 240 p.
[3] Éditions Gallmeister 2013, 281 p. ; Poche 2016, 264 p.
[4] Christian Bourgois Éditeur 2004, 485 p. ; 10-18 2005, 487 p.