Dans un arrêt rendu sur renvoi de la Cour de cassation, la Cour d’appel de Paris est venue confirmer que l’appartenance à un groupe de sociétés ne permet pas de déduire automatiquement l’existence d’un concert entre deux sociétés d’un même groupe dans la rupture de leurs relations commerciales avec leur fournisseur commun et, partant, de prendre en compte le chiffre d’affaires global du groupe pour apprécier la dépendance économique du fournisseur.

 

 

Les faits

CA Paris, 20 Décembre 2017, RG n°15/20154

Une société fournissait ses produits à deux sociétés appartenant à un même groupe aux termes de deux contrats distincts conclus respectivement en juin et septembre 2004. Courant 2009, les deux sociétés du groupe ont respectivement rompu leurs relations avec ledit fournisseur sans lui octroyer de préavis en dépit de l’absence de manquement de ce dernier dans l’exécution de ses contrats.

Le fournisseur avait donc a assigné les deux sociétés afin d’obtenir la réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales en application de l’article L. 442-6 du Code de commerce.  Pour ce faire, le fournisseur invoquait notamment une entente entre les deux sociétés du groupe dans la rupture de son contrat compte tenu d’une nouvelle politique instaurée au sein du groupe et prenait donc en compte le chiffre d’affaires global du groupe dans la détermination de sa dépendance économique, et par conséquent sur la durée du préavis et l’indemnisation qui en résultait.

 

La procédure

Par jugement en date du 12 janvier 2012, le Tribunal de commerce de Rennes (i) a rejeté l’argument soulevé par le fournisseur invoquant une dépendance économique vis-à-vis du groupe, (ii) a considéré qu’il y avait lieu de considérer les deux relations commerciales séparément, (iii) a reconnu l’existence de ruptures brutales des relations par les deux sociétés du groupe, mais pas de faute.

Par arrêt en date du 30 janvier 2014, la Cour d’appel de Paris a réformé le jugement et condamné les deux sociétés du groupe à payer respectivement une indemnité au fournisseur au titre de la perte de marge sur une durée d’un an, qui avait été appréciée au regard du chiffre d’affaires global du groupe.

Les deux sociétés du groupe ont formé un pourvoi en cassation. Par un arrêt en date du 6 octobre 2015, la Cour de cassation a cassé et annulé l’arrêt rendu le 30 janvier 2014 en ce qu’il a fixé la durée de préavis à un an et condamné les deux sociétés du groupe à payer une indemnité à leur fournisseur.

Pour statuer sur la cassation de l’arrêt, la Cour de cassation a relevé que la Cour d’appel avait pris en compte le chiffres d’affaires des deux sociétés du groupe ensemble afin de déterminer le préavis et l’indemnisation qui en résultait, alors que bien qu’appartement à un même groupe et ayant la même activité, ces deux sociétés étaient autonomes, avec des relations distinctes et qu’il n’était pas établi que les deux sociétés avaient agi de concert.

 

La décision de la Cour d’appel

Statuant sur renvoi, la Cour d’appel de Paris a retenu l’argumentation des défenderesses en ce qu’il ne pouvait être déduit de leur seule appartenance à un même groupe, de leur activité commune et de l’adoption de politiques communes, une action concertée dans la rupture des relations commerciales entretenues avec leur fournisseur, dès lors qu’il s’agit « de deux sociétés autonomes ayant entretenu avec leur fournisseur des relations commerciales distinctes ». Elle précise en effet que « l’exigence commune d’une certification environnementale spécifique et le fait qu’elles aient, de façon quasi concomitante, entamé puis mis fin aux relations commerciales dans des conditions identiques (absence de préavis) ne constituent pas des éléments suffisants à établir une action concertée entre elles ».

La Cour a ainsi confirmé le principe bien établi d’indépendance des personnes morales vis-à-vis d’une réalité économique et financière plus globale à laquelle elles appartiennent. Une telle indépendance, dans l’appréciation de la rupture ne saurait ainsi céder qu’en présence de la preuve d’une concertation effective ou de manœuvres frauduleuses à l’endroit de la victime de la rupture, ce que la seule concomitance des ruptures et l’adoption de politiques communes au niveau du groupe ne suffisent à justifier.

Ce n’est donc que s’il peut être démontré que les sociétés d’un même groupe ont agi de concert que la société victime de la rupture peut invoquer le chiffre d’affaires global dans l’appréciation de sa dépendance économique vis-à-vis du groupe et de son préavis.
Rejetant toute concertation, les deux sociétés du groupe n’échappent toutefois pas à l’application des dispositions de l’article L. 442-6 du code de commerce quant à l’octroi d’un préavis suffisant en cas de rupture de la relation commerciale avec leur fournisseur.

La Cour rappelle que la durée du préavis, outre la prise en compte classique de la durée de la relation commerciale et des éventuels usages applicables à une profession particulière (comme c’est le cas notamment en matière de transport), s’apprécie également au regard « du temps nécessaire au partenaire évincé pour réorienter son activité et trouver éventuellement de nouveaux partenaires ».

Elle précise que ce temps s’apprécie notamment au regard « de toutes les circonstances qui rendent difficile la reconversion de la victime, à savoir principalement son degré de dépendance à l’égard de l’auteur de la rupture, entendu comme la part de son chiffre d’affaires réalisée avec lui (qui peut par exemple résulter de relations d’exclusivité), la difficulté à trouver un autre partenaire sur le marché de rang équivalent (notoriété du produit échangé, caractère difficilement substituable), les caractéristiques du marché en cause, les obstacles à la reconversion (en terme de délais et de couts d’entrée dans une nouvelle relation) et l’importance des investissements effectués dédiés à la relation, non amortis et non récupérables ».

En l’espèce, la Cour d’appel, après une analyse précise des circonstances de l’espère et de la situation effective de la victime de la rupture, a retenu que, dans les deux cas, une durée de préavis de 4 mois était suffisante au regard non seulement de la durée de la relation (5 ans), mais également des spécificités de la relation commerciale (le produit concerné, technicité des produits, part du chiffre d’affaires, preuve des investissements réalisés, etc.).

Cette solution qui s’inscrit dans le courant de la jurisprudence antérieure à le mérite de rappeler qu’en matière de rupture brutale, la Cour d’appel prend en compte les circonstances factuelles propres à chaque espèce tout en faisant une application méthodique des principes juridiques aujourd’hui bien ancrés dans le droit positif.
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