Selon divers quotidiens, les conclusions de l’avocat général et le rapport préparatoire au débat contradictoire devant la Cour préconisent la cassation totale et sans renvoi de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 30 mars 2010 dans l’affaire ERIKA.

La Cour d’appel de Paris avait en effet condamné pénalement à 75.000 euros d’amende M. Savarese, dirigeant de la société propriétaire du navire, Tevere Shipping, M. Pollara, dirigeant de la société Panship chargée de la gestion du navire, et à 375.000 euros d’amende la société Rina et la société Total SA. De surcroît, le montant des dommages-intérêts alloués aux victimes s’élevait à 200,6 millions d’euros.

Ainsi, l’hypothétique cassation de cette décision historique soulève d’ores et déjà un débat à la fois éthique, politique et juridique alors même que les conclusions de l’avocat général ne sont pas publiées. Dès lors, les moyens que ce dernier déploieraient dans ses conclusions méritent une analyse attentive tant ils sont l’objet d’approximation dans la presse.

Les conclusions de l’avocat général invoquent deux moyens au soutien de la cassation. Le premier serait fondé sur la compétence des tribunaux français pour statuer sur le litige en matière pénale, tandis que le second remettrait en question le fondement applicable au dommage écologique.

Quant à la compétence, la presse véhicule l’information selon laquelle la cassation serait encourue car le naufrage (élément générateur du dommage) s’est produit dans la Zone Économique Exclusive (ZEE) et non dans les eaux territoriales françaises. Les dommages subis sur les côtes françaises en raison du naufrage de l’Erika ne seraient pas de nature à fonder la compétence des tribunaux français. Quels seraient les fondements d’une telle décision ?
En premier lieu, la Cour d’appel de Paris a appliqué la loi pénale française considérant que les dispositions de la Convention de Montego Bay accordaient aux tribunaux français un pouvoir répressif pour réparer la pollution qui avait touché 400 km de côtes françaises. Or, les tribunaux français sont compétents pour les infractions réputées commises sur le territoire de la République. Et, un des principes fondateurs du droit pénal « le principe de légalité des délits et des peines » précise qu’il n’y a pas d’infraction, ni de peine sans un texte légal, lequel texte doit toujours être interprété strictement par le juge répressif. Ces principes constituent des garanties essentielles de la liberté individuelle, protégeant le citoyen contre l’arbitraire du juge. En conséquence et tel que l’a expliqué le Professeur Delebecque [1], un des fondements possible de la cassation de l’arrêt serait de démontrer que le délit est intervenu en ZEE, relevant de la souveraineté internationale. Dès lors, les juridictions françaises ne seraient pas compétentes car la ZEE ne fait pas partie du territoire français.

Cependant, si ce raisonnement se justifie au regard du principe d’interprétation stricte de la loi pénale, il se heurte néanmoins aux dispositions de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Convention de Montego Bay). En effet, la France, conformément à l’article 193 de la Convention susmentionnée dispose d’un droit souverain «exploiter [ses] ressources naturelles selon [sa] politique en matière d’environnement » et « préserver le milieu marin » dans la ZEE. Outre le droit d’exploitation conféré aux États, l’article 192 de la même Convention précise que les États ont même « l’obligation de préserver le milieu marin » tandis que selon l’article 56, l’État côtier de la ZEE a compétence pour statuer sur les questions de protection et de préservation du milieu marin.

Ainsi, si la Haute Juridiction donnait une interprétation très (trop ?) restrictive de la souveraineté de la France sur les ZEE, cela ne conduirait-il pas à dénuer d’effet les articles de la Convention de Montego Bay relatifs à la protection de l’environnement ?

Un autre fondement développé par le Professeur Bonassies [2] pourrait justifier la cassation. En effet, l’article 97 de la Convention de Montego Bay prévoit qu’ « en cas d’abordage ou de tout autre incident en haute mer », seule « la responsabilité pénale ou disciplinaire du capitaine ou de tout autre membre du personnel » peut être engagée. Et, les poursuites pénales ne peuvent être conduites que par « l’État du pavillon ou l’État dont l’intéressé a la nationalité ». Il est donc possible que la Cour de cassation se fonde sur ce texte pour justifier l’incompétence des tribunaux français. Cependant, dans une telle hypothèse, la Cour ferait une interprétation très extensive de cet article 97, faisant notamment abstraction de son domaine d’application. D’une part, cet article vise exclusivement les incidents en haute mer, soit la zone maritime excédant la limite extérieure de la ZEE, zone du naufrage. D’autre part, la responsabilité pénale en cause est exclusivement celle du personnel navigant alors que dans l’affaire Erika c’est notamment le comportement litigieux de Total concernant les conditions de l’affrètement de l’Erika qui avait été visé.

La Cour de cassation devrait décider que si la loi pénale française n’était pas applicable, la loi de l’État du pavillon, soit la loi maltaise, serait alors applicable. Une telle situation semble très difficile à articuler avec la protection des intérêts des victimes et de l’ordre social, objectifs du droit pénal.

En second lieu, sur le plan civil, la Cour d’appel de Paris avait fait application de la CLC (Civil liability convention, convention sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, ratifiée par la France) et avait reconnu l’existence d’un préjudice écologique défini comme suit : « toute atteinte non négligeable à l’environnement naturel, à savoir, notamment l’air, l’atmosphère, l’eau, les sols, les terres, les paysages, les sites naturels, la biodiversité et l’interaction entre ces éléments, qui est sans répercussions sur un intérêt humain particulier mais affecte un intérêt collectif légitime».

Or la CLC définit dans son article 1. 6° le dommage par pollution comme :

• «a) le préjudice ou le dommage causé à l’extérieur du navire par une contamination survenue à la suite d’une fuite ou d’un rejet d’hydrocarbures du navire, où que cette fuite ou ce rejet se produise, étant entendu que les indemnités versées au titre de l’altération de l’environnement autres que le manque à gagner dû à cette altération seront limitées au coût des mesures raisonnables de remise en état qui ont été effectivement prises ou qui le seront.

• b) le coût des mesures de sauvegarde et les autres préjudices ou dommages causés par ces mesures. »

Les conclusions de l’avocat général avanceraient que les définitions posées par la CLC « ne permettent pas d’y inclure le préjudice écologique », ce qui constituerait le second moyen de cassation. Il est vrai que la définition posée par la Cour d’appel du préjudice écologique constitue une appréciation large de la CLC.
La Cour de cassation pourra choisir de suivre (ou non), en totalité ou partiellement, les conclusions de l’avocat général : réponses à ces questions attendues le 24 mai prochain.

Enfin, il convient de souligner qu’André Vallini, chargé de la justice auprès de François Hollande avait annoncé dans une interview donnée au journal « Le Monde » le 8 avril 2012, qu’une décision de cassation « serait néfaste pour le règlement des atteintes portées à l’environnement ». En conséquence, il préconisait « de modifier le code civil et le code pénal en faisant entrer dans le premier la notion de préjudice écologique et en créant un délit général d’atteinte à l’environnement dans le second ». Cette modification ne pourrait avoir d’effet que pour l’avenir.

Nous vous tiendrons informés.

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[1] Philippe Delbecque « L’annulation de la procédure ? Un coup de tonnerre », Le Monde, Entretien, 08/04/2012

[2] Pierre Bonassies « Sur l’Erika, ou "avant qu’il ne soit trop tard" », Le droit Maritime Français – 2012 736